MAURICE DRUON
de l’Académie française
LES ROIS MAUDITS
Roman
historique
LIVRE VI
Le Lis et le Lion
PLON
« La politique consiste dans
la volonté de conquête et de conservation du pouvoir ; elle exige par
conséquent une action de contrainte ou d’illusion sur les esprits… L’esprit
politique finit toujours par être contraint de falsifier… »
Paul Valéry
De toutes les paroisses de la ville,
en deçà comme au-delà de la rivière, de Saint-Denys, de Saint-Cuthbert, de
Saint-Martin-cum-Gregory, de Saint-Mary-Senior et Saint-Mary-Junior, des
Shambles, de Tanner Row, de partout, le peuple d’York depuis deux heures
montait en files ininterrompues vers le Minster, vers la gigantesque
cathédrale, encore inachevée en sa partie occidentale, et qui occupait, haute,
allongée, massive, le sommet de la cité.
Dans Stonegate et Deangate, les deux
rues tortueuses qui aboutissaient au Yard, la foule était bloquée. Les
adolescents perchés sur les bornes n’apercevaient que des têtes, rien que des
têtes, un foisonnement de têtes, couvrant entièrement l’esplanade. Bourgeois,
marchands, matrones aux nombreuses nichées, infirmes sur leurs béquilles,
servantes, commis d’artisans, clercs sous leur capuchon, soldats en chemise de
mailles, mendiants en guenilles, étaient confondus ainsi que les brindilles
d’un foin bottelé. Les voleurs aux doigts agiles faisaient leurs affaires pour
l’année. Aux fenêtres en surplomb apparaissaient des grappes de visages.
Mais était-ce une lumière de midi
que ce demi-jour fumeux et mouillé, cette buée froide, cette nuée cotonneuse
qui enveloppait l’énorme édifice et la multitude piétinant dans la boue ?
La foule se tassait pour garder sa propre chaleur.
24 janvier 1328. Devant Monseigneur
William de Melton, archevêque d’York et primat d’Angleterre, le roi
Édouard III, qui n’avait pas seize ans, épousait Madame Philippa de
Hainaut, sa cousine, qui en avait à peine plus de quatorze.
Il ne restait pas une seule place
dans la cathédrale réservée aux dignitaires du royaume, aux membres du haut
clergé, à ceux du Parlement, aux cinq cents chevaliers invités, aux cent nobles
écossais en robes quadrillées venus pour ratifier, par la même occasion, le
traité de paix. Tout à l’heure serait célébrée la messe solennelle, chantée par
cent vingt chantres.
Mais dans l’instant, la première
partie de la cérémonie, le mariage proprement dit, se déroulait devant le
portail sud, à l’extérieur de l’église et à la vue du peuple, selon le rite
ancien et les coutumes particulières à l’archidiocèse d’York
[1]
.
La brume marquait de traînées
humides les velours rouges du dais dressé contre le porche, se condensait sur
les mitres des évêques, collait les fourrures sur les épaules de la famille
royale assemblée autour du jeune couple.
—
Here I take thee,
Philippa, to my wedded wife, to have
and to hold at bed and at board
…
Ici, je te prends, Philippa, pour ma femme épousée, pour
t’avoir et garder en mon lit et à mon logis…
Surgie de ces lèvres tendres, de ce
visage imberbe, la voix du roi surprit par sa force, sa netteté et l’intensité
de sa vibration. La reine mère Isabelle en fut saisie, et messire Jean de
Hainaut, oncle de la mariée, également, et tous les assistants des premiers
rangs parmi lesquels les comtes Edmond de Kent et de Norfolk, et le comte de
Lancastre au Tors-Col, chef du Conseil de régence et tuteur du roi.
— …
for fairer for
fouler, for better for worse
,
in sickness
and in health
…
Pour le beau et le laid, le meilleur et le pire, dans la maladie et
dans la santé…
Les chuchotements dans la foule
cessaient progressivement. Le silence s’étendait comme une onde circulaire et
la résonance de la jeune voix royale se propageait par-dessus les milliers de
têtes, audible presque jusqu’au bout de la place. Le roi prononçait lentement
la longue formule du vœu qu’il avait apprise la veille ; mais on eût dit
qu’il l’inventait, tant il en détachait les termes, tant il les pensait pour
les charger de leur sens le plus profond et le plus grave. C’était comme les mots
d’une prière destinée à n’être dite qu’une fois et pour la vie entière.
Une âme d’adulte, d’homme sûr de son
engagement à la face du Ciel, de prince conscient de son rôle entre son peuple
et Dieu, s’exprimait par cette bouche adolescente. Le nouveau roi prenait ses
parents, ses proches, ses grands officiers, ses barons, ses prélats, la
population d’York et toute l’Angleterre, pour témoins de l’amour qu’il jurait à
Madame Philippa.
Les prophètes brûlés du zèle de
Dieu, les meneurs de nations soutenus d’une conviction unique, savent imposer
aux foules la contagion de leur foi. L’amour publiquement affirmé possède aussi
cette puissance, provoque cette adhésion de tous à l’émotion d’un seul.
Il n’était pas une femme dans
l’assistance, et quel que fût son âge, pas une mariée récente, pas une épouse
trompée, pas une veuve, pas une pucelle, pas une aïeule, qui ne se sentît en
cet instant-là à la place de la nouvelle épousée ; pas un homme qui ne
s’identifiât au jeune roi. Édouard III s’unissait à tout ce qu’il y avait
de féminin dans son peuple ; et c’était son royaume tout entier qui
choisissait Philippa pour compagne. Tous les rêves de la jeunesse, toutes les
désillusions de la maturité, tous les regrets de la vieillesse se dirigeaient
vers eux comme autant d’offrandes jaillies de chaque cœur. Ce soir, dans les
rues sombres, les yeux des fiancés illumineraient la nuit, et même de vieux
couples désunis se reprendraient la main après souper.
Si depuis le lointain des temps les
peuples se pressent aux mariages des princes, c’est pour vivre ainsi par
délégation un bonheur qui, d’être exposé si haut, semble parfait.
— …
till death us do
part
… jusqu’à ce que la mort nous sépare…
Les gorges se nouèrent ; la
place exhala un vaste soupir de surprise triste et presque de réprobation. Non,
il ne fallait pas parler de mort en cette minute ; il n’était pas possible
que ces deux jeunes êtres eussent à subir le sort commun, pas admissible qu’ils
fussent mortels.
— …
and thereto I
plight thee my troth
… et pour tout ceci je t’engage ma foi.
Le jeune roi sentait respirer la
multitude, mais ne la regardait pas. Ses yeux bleu pâle, presque gris, aux
longs cils pour une fois relevés, ne quittaient pas la petite fille roussote et
ronde, empaquetée dans ses velours et ses voiles, à laquelle son vœu
s’adressait.
Car Madame Philippa ne ressemblait
en rien à une princesse de conte, et elle n’était même pas très jolie. Elle
présentait les traits grassouillets des Hainaut, un nez court, un cou bref, un
visage couvert de taches de son. Elle n’avait pas de grâce particulière dans la
tournure, mais au moins elle était simple et ne cherchait pas à affecter une
attitude de majesté qui ne lui eût guère convenu. Privée d’ornements royaux,
elle eût pu être confondue avec n’importe quelle fille rousse de son âge ;
ses semblables se rencontraient par centaines dans toutes les nations du Nord.
Et ceci précisément renforçait la tendresse de la foule à son égard. Elle était
désignée par le sort et par Dieu, mais non différente, en essence, des femmes sur
lesquelles elle allait régner. Toutes les rousses un peu grasses se sentaient
promues et honorées.
Émue, elle-même, à en trembler, elle
plissait les paupières comme si elle ne pouvait soutenir l’intensité du regard
de son époux. Tout ce qui lui advenait était trop beau. Tant de couronnes
autour d’elle, tant de mitres, et ces chevaliers et ces dames qu’elle
apercevait à l’intérieur de la cathédrale, rangés derrière les cierges comme
les élus en Paradis, et tout ce peuple autour… Reine, elle allait être reine, et
choisie par amour !
Ah ! combien elle allait le
choyer, le servir, l’adorer, ce joli prince blond, aux longs cils, aux mains
fines, arrivé par miracle vingt mois auparavant à Valenciennes, accompagnant
une mère en exil qui venait quérir aide et refuge ! Leurs parents les
avaient envoyés jouer dans le verger, avec les autres enfants ; il s’était
épris d’elle, et elle de lui. À présent il était roi et ne l’avait pas oubliée.
Avec quel bonheur elle lui vouait sa vie ! Elle craignait seulement de n’être
pas assez belle pour lui plaire toujours, ni assez instruite pour le pouvoir
bien seconder.
— Offrez, Madame, votre main
droite, lui dit l’archevêque-primat.
Aussitôt, Philippa tendit hors de la
manche de velours une petite main potelée, et la présenta fermement, paume en
avant et doigts ouverts.
Édouard eut un regard émerveillé
pour cette étoile rose qui se donnait à lui.
L’archevêque prit, sur un plateau
tenu par un second prélat, l’anneau d’or plat, incrusté de rubis, qu’il venait
de bénir, et le remit au roi. L’anneau était mouillé, comme tout ce qu’on
touchait dans cette brume. Puis l’archevêque, doucement, rapprocha les mains
des époux.
— Au nom du Père, prononça
Édouard en posant l’anneau, sans l’engager, sur l’extrémité du pouce de
Philippa. Au nom du Fils… du Saint-Esprit… dit-il en répétant le geste sur
l’index, puis sur le médius.
Enfin il glissa la bague au
quatrième doigt en disant :
— Amen !
Elle était sa femme.
Comme toute mère qui marie son fils,
la reine Isabelle avait les larmes aux yeux. Elle s’efforçait de prier Dieu
d’accorder à son enfant toutes les félicités, mais pensait surtout à elle-même,
et souffrait. Les jours écoulés l’avaient amenée à ce point où elle cessait
d’être la première dans le cœur de son fils et dans sa maison. Non, certes, qu’elle
eût, ni pour l’autorité sur la cour, ni pour la comparaison de beauté,
grand-chose à redouter de cette petite pyramide de velours et de broderies que
le destin lui allouait comme belle-fille.
Droite, mince et dorée, avec ses
belles tresses relevées de chaque côté du visage clair, Isabelle à trente-six
ans en paraissait à peine trente. Son miroir longuement consulté le matin même,
tandis qu’elle coiffait sa couronne pour la cérémonie, l’avait rassurée. Et
pourtant, à partir de ce jour, elle cessait d’être la reine tout court pour
devenir la reine-mère. Comment cela s’était-il fait si vite ? Comment
vingt ans de vie, et traversés de tant d’orages, s’étaient-ils dissous de la
sorte ?
Elle pensait à son propre mariage,
il y avait tout juste vingt ans, une fin de janvier comme aujourd’hui, et dans
la brume également, à Boulogne en France. Elle aussi s’était mariée en croyant
au bonheur, elle aussi avait prononcé ses vœux d’épousailles du plus profond de
son cœur. Savait-elle alors à qui on l’unissait, pour satisfaire aux intérêts
des royaumes ? Savait-elle qu’en paiement de l’amour et du dévouement
qu’elle apportait, elle ne recevrait qu’humiliations, haine et mépris, qu’elle
se verrait supplantée dans la couche de son époux non pas même par des maîtresses
mais par des hommes avides et scandaleux, que sa dot serait pillée, ses biens
confisqués, qu’elle devrait fuir en exil pour sauver sa vie menacée et lever
une armée pour abattre celui-là même qui lui avait glissé au doigt l’anneau
nuptial ?