Le Lis et le Lion (8 page)

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Authors: Druon,Maurice

Tags: #Historique

BOOK: Le Lis et le Lion
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— Les trois, Monseigneur :
le traité du mariage du comte Philippe, votre père, la lettre du comte Robert,
votre grand-père, et celle de Monseigneur Thierry.

— Mieux encore ! les
trois ! Vous arrivez pour me dire tout niaisement : « Je ne les
ai point ; le coffre était vide ! » Et vous pensez que je vais
vous croire ?

— Mais demandez au sergent
Maciot qui m’accompagnait ! Ne voyez-vous pas, Monseigneur, que j’en ai
encore plus grand meschef que vous ?

Un méchant soupçon passa dans le
regard de Robert d’Artois qui, changeant de ton, demanda :

— Dis-moi, la Divion, ne
serais-tu pas en train de me truffer ? Cherches-tu à me soutirer
davantage, ou bien m’aurais-tu trahi pour Mahaut ?

— Monseigneur !
Qu’allez-vous imaginer ! s’écria la femme au bord des larmes. Quand toute
la peine et le dénuement où je suis me viennent de la comtesse Mahaut qui m’a
volée de tout ce que mon cher seigneur Thierry m’avait laissé par son
testament ! Ah ! je lui souhaite bien autant de mal que vous pouvez
le faire, à Madame Mahaut ! Pensez, Monseigneur : douze ans je fus la
bonne amie de Thierry, à cause de quoi beaucoup de gens me montraient du doigt.
Pourtant, un évêque, c’est un homme tout pareillement aux autres ! Mais
les gens ont de la méchanceté…

La Divion recommençait son histoire
que Robert avait déjà entendue au moins trois fois. Elle parlait vite ;
sous des sourcils horizontaux, son regard semblait tourné en dedans comme chez
les êtres qui ruminent sans cesse leurs propres affaires et ne sont attentifs à
rien d’autre qu’à eux-mêmes.

Forcément, elle ne pouvait rien
espérer de son mari dont elle s’était séparée pour vivre dans la maison de
l’évêque Thierry. Elle reconnaissait que son mari s’était montré plutôt
accommodant, peut-être parce qu’il avait, lui, cessé de bonne heure d’être un
homme… Monseigneur comprenait ce qu’elle voulait dire. C’était pour la mettre à
l’abri du besoin, en remerciement de toutes les bonnes années qu’elle lui avait
données, que l’évêque Thierry l’avait inscrite sur son testament pour plusieurs
maisons, somme en or et revenus. Mais il se méfiait de Madame Mahaut qu’il
était obligé de nommer exécutrice testamentaire.

— Elle m’a toujours vue de
mauvais œil, à cause de ce que j’étais plus jeune qu’elle, et qu’autrefois
Thierry, c’est lui-même qui me l’a confié, avait dû passer par sa couche. Il
savait bien qu’elle me jouerait méchamment quand il ne serait plus là, et que
tous les Hirson, qui sont contre moi, à commencer par la Béatrice, la plus
mauvaise, qui est demoiselle de parage de Mahaut, s’arrangeraient pour me
chasser de la maison et me priver de tout.

Robert n’écoutait plus
l’intarissable bavarde. Il avait posé sur un coffre sa lourde couronne et
réfléchissait en frottant ses cheveux roux. Sa belle machination s’écroulait.
« La plus petite pièce probante, mon frère, et j’autorise aussitôt l’appel
des jugements de 1309 et 1318 », lui avait dit Philippe VI.
« Mais comprends que je ne puis faire à moins, quelque volonté que j’aie
de te servir, sans me déjuger devant Eudes de Bourgogne, avec les conséquences
que tu devines. » Or ce n’était pas une petite pièce, mais des pièces
massues, les actes même que Mahaut avait fait disparaître afin de capter
l’héritage d’Artois, qu’il s’était targué de fournir !

— Et dans quelques minutes,
dit-il, je dois être à la cathédrale, pour l’hommage.

— Quel hommage ? demanda
la Divion.

— Celui du roi d’Angleterre,
voyons !

— Ah ! C’est donc cela
qu’il y a si grande presse dans la ville que je ne pouvais avancer.

Elle ne voyait donc rien, cette
sotte, tout occupée à remâcher ses infortunes personnelles, elle ne se rendait
compte ni ne s’informait de rien !

Robert se demanda s’il n’avait pas
été bien léger en accordant crédit aux dires de cette femme, et si les pièces,
le coffre d’Hirson, la confession de l’évêque avaient jamais existé autrement
qu’en imagination. Et Maciot l’Allemant, était-il dupe lui aussi, ou bien de
connivence ?

— Dites le vrai, la
femme ! Jamais vous n’avez vu ces lettres.

— Mais si, Monseigneur !
s’écria la Divion pressant des deux mains ses pommettes pointues. C’était au
château d’Hirson, le jour que Thierry se sentit malade, avant de se faire
transporter en son hôtel d’Arras. « Ma Jeannette, je veux te prémunir
contre Madame Mahaut, comme je m’en suis prémuni moi-même », il m’a dit. « Les
lettres scellées qu’elle a fait retraire des registres pour dérober Monseigneur
Robert, elle les croit toutes brûlées. Mais ce sont celles des registres de
Paris qui sont allées au feu, devant elle. Les copies gardées aux registres
d’Artois »… ce sont les propres paroles de Thierry, Monseigneur… « Je
lui ai assuré les avoir fait ardoir, mais je les ai conservées ici, et j’y ai
joint une lettre de moi. » Et Thierry m’a conduite au coffre caché dans un
creux du mur de son cabinet, et il m’a fait lire les feuilles toutes chargées
de sceaux, que même je n’en pouvais croire mes yeux ni que pareilles vilenies
fussent possibles. Il y avait aussi huit cents livres en or dans le coffre. Et
il m’a remis la clef au cas qu’il lui survînt malheur.

— Et lorsque vous êtes allée une
première fois à Hirson…

— J’avais confondu la clef avec
une autre ; je l’ai perdue, c’est sûr. Vraiment la calamité s’acharne sur
moi ! Quand tout commence d’aller mal…

Et brouillonne, de plus ! Elle
devait dire la vérité. On ne s’invente pas aussi bête lorsqu’on veut tromper.
Robert l’aurait volontiers étranglée, si cela avait pu servir à quelque chose.

— Ma visite a dû donner
l’éveil, ajouta-t-elle ; on a découvert le coffre et forcé les verrous.
C’est la Béatrice, à coup sûr…

La porte s’entrouvrit et Lormet
passa la tête. Robert le renvoya, d’un geste de la main.

— Mais après tout, Monseigneur,
reprit Jeanne de Divion comme si elle cherchait à racheter sa faute, ces
lettres, on pourrait aisément les refaire, ne croyez-vous pas ?

— Les refaire ?

— Dame, puisqu’on sait ce qu’il
y avait dedans ! Moi je le sais bien, je puis vous répéter, presque parole
pour parole, la lettre de Monseigneur Thierry.

Le regard absent, l’index tendu pour
ponctuer les phrases, elle commença de réciter :

— « Je me sens grandement
coupable de ce que j’ai tant cette chose celée que les droits de la comté
d’Artois appartiennent à Monseigneur Robert, par les convenances qui furent
faites au mariage de Monseigneur Philippe d’Artois et de Madame Blanche de
Bretagne, convenances établies en double paire de lettres scellées, desquelles
lettres j’en ai une, et l’autre fut retraite des registres de la cour par l’un
de nos grands seigneurs… Et toujours j’ai eu vouloir qu’après la mort de Madame
la comtesse, à qui pour complaire et sur les ordres de laquelle j’ai agi, si
Dieu la rappelait avant moi, je rendrai audit Monseigneur Robert ce que je
détenais… »

La Divion égarait ses clefs, mais
pouvait se souvenir d’un texte qu’elle avait lu une fois. Il y a des cervelles
construites de la sorte ! Et elle proposait à Robert, comme chose la plus
naturelle au monde, de faire des faux. Elle n’avait visiblement aucun sens du
bien et du mal, n’établissait aucune distinction entre le moral et l’immoral,
l’autorisé et l’interdit. Était moral ce qui lui convenait. En quarante-deux
ans de vie, Robert avait commis presque tous les péchés possibles : il
avait tué, menti, dénoncé, pillé, violé. Mais user de faux en écritures, cela
ne lui était pas encore arrivé.

— Il y a aussi l’ancien bailli
de Béthune, Guillaume de la Planche, qui doit se souvenir et pourrait nous
aider, car il était clerc chez Monseigneur Thierry en ce temps-là.

— Où est-il, cet ancien
bailli ? demanda Robert.

— En prison.

Robert haussa les épaules. De mieux
en mieux ! Ah ! il avait commis une erreur à se trop presser. Il
aurait dû attendre de tenir les documents, et non pas se contenter de
promesses. Mais aussi, il y avait cette occasion de l’hommage, que le roi
lui-même lui avait conseillé de saisir…

Le vieux Lormet, de nouveau, passa
la tête par l’entrebâillement de la porte.

— Oui ! je sais, lui cria
Robert avec impatience. Il y a juste la place à traverser.

— C’est que le roi s’apprête à
descendre, dit Lormet d’un ton de reproche.

— Bon, je viens.

Le roi, après tout, n’était que son
beau-frère, et roi parce que lui, Robert, avait fait le nécessaire. Et cette
chaleur ! Il se sentait ruisseler sous son manteau de pair.

Il s’approcha de la fenêtre, regarda
la cathédrale aux deux tours inégales et ajourées. Le soleil frappait de biais
la grande rosace de vitraux. Les cloches continuaient de sonner, couvrant les
rumeurs de la foule.

Le duc de Bretagne, suivi de son
escorte, montait les marches du porche central.

Ensuite, à vingt pas d’intervalle,
s’avançait d’une démarche boiteuse le duc de Bourbon, la traîne de son manteau
soulevée par deux écuyers.

Puis s’approchait le cortège de
Mahaut d’Artois. Elle pouvait avoir le pas ferme, aujourd’hui, la dame
Mahaut ! Plus haute que la plupart des hommes, et le visage fort rouge,
elle saluait le peuple, de petites inclinations de tête, d’un air impérial.
C’était elle la voleuse, la menteuse, l’empoisonneuse de rois, la criminelle
qui soustrayait les actes scellés aux registres royaux ! Si près de la
confondre, de remporter sur elle, enfin, la victoire à laquelle il travaillait
depuis vingt ans, Robert allait-il être forcé de renoncer… et pour quoi ?
Pour une clef égarée par une concubine d’évêque ? Est-ce que, contre les
méchants, il ne convient pas d’user des mêmes méchancetés ? Doit-on se
montrer si regardant sur le choix des procédés quand il s’agit de faire
triompher le bon droit ?

À y bien penser, si Mahaut avait en
sa possession les pièces retrouvées dans le coffre forcé du château
d’Hirson – et à supposer qu’elle ne les eût pas immédiatement détruites
comme tout portait à le croire – elle était bien empêchée de jamais les
produire, ou de faire allusion à leur existence, puisque ces pièces
constituaient la preuve de sa culpabilité. Elle serait bien prise, Mahaut, si
on venait lui opposer des lettres toutes pareilles aux documents
disparus ! Que n’avait-il la journée devant lui pour pouvoir réfléchir,
s’informer davantage… Il fallait qu’avant une heure il eût décidé, et tout
seul.

— Je vous reverrai, la
femme ; mais tenez-vous coite, dit-il.

De fausses écritures, tout de même,
c’était gros risque…

Il reprit sa monumentale couronne,
s’en coiffa, jeta un regard aux miroirs qui lui renvoyèrent son image éclatée
en trente morceaux. Puis il partit pour la cathédrale.

 

VI
L’HOMMAGE ET LE PARJURE

« Fils de roi ne saurait
s’agenouiller devant fils de comte ! »

Cette formule, c’était un souverain
de seize ans qui, tout seul, l’avait trouvée et imposée à ses conseillers pour
qu’eux-mêmes l’imposassent aux légistes de France.

— Voyons, Monseigneur Orleton,
avait dit le jeune Édouard III en arrivant à Amiens ; l’an passé vous
étiez ici pour soutenir que j’avais plus de droits au trône de France que mon
cousin Valois, et vous accepteriez à présent que je me jette à terre devant
lui ?

Peut-être parce qu’il avait souffert,
pendant son enfance, d’assister aux désordres dus à l’indécision et à la
faiblesse de son père, Édouard III, pour la première fois qu’il était
livré à lui-même, voulait qu’on revînt à des principes clairs et sains. Et
pendant ces six jours passés à Amiens, il avait tout fait remettre en cause.

— Mais Lord Mortimer tient
beaucoup à la paix avec la France, disait John Maltravers.

— My Lord sénéchal,
l’interrompait Édouard, vous êtes ici pour me garder, je pense, non pour me
commander.

Il éprouvait une aversion mal
déguisée pour le baron à longue figure qui avait été le geôlier et, bien
certainement, l’assassin d’Édouard II. D’avoir à subir la surveillance et
même, pour mieux dire, l’espionnage de Maltravers, indisposait fort le jeune
souverain, qui reprenait :

— Lord Mortimer est notre grand
ami, mais il n’est pas le roi, et ce n’est point lui qui va rendre l’hommage.
Et le comte de Lancastre qui préside au Conseil de régence, et seul de ce fait
peut prendre décisions en mon nom, ne m’a point instruit, avant mon départ, de
rendre indistinctement n’importe quelle sorte d’hommage. Je ne rendrai point
l’hommage-lige.

L’évêque de Lincoln, Henry de
Burghersh, chancelier d’Angleterre, lui aussi du parti Mortimer, mais moins
inféodé que ne l’était Maltravers et de plus brillant esprit, ne pouvait, en
dépit du tracas causé, qu’approuver ce souci du jeune roi de défendre sa
dignité, en même temps que les intérêts de son royaume.

Car non seulement l’hommage-lige
obligeait le vassal à se présenter sans armes ni couronne, mais encore il
impliquait, par le serment prononcé à genoux, que le vassal devenait, par
premier devoir, l’homme de son suzerain.

— Par premier devoir, insistait
Édouard. Adonc, mes Lords, s’il survenait, tandis que nous avons guerre en
Ecosse, que le roi de France me veuille requérir pour sa guerre à lui, en
Flandre, en Lombardie ou ailleurs, je devrais tout quitter pour venir le
joindre, faute de quoi il aurait droit de saisir mon duché. Cela ne se peut.

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