Le Lis et le Lion (4 page)

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Authors: Druon,Maurice

Tags: #Historique

BOOK: Le Lis et le Lion
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L’archevêque-primat Guillaume de
Trye se leva, se tourna d’abord vers le cadavre du souverain, fit le signe de
croix, lentement, puis demeura un moment en méditation, les yeux vers les
voûtes comme s’il demandait l’inspiration divine. Les chuchotements s’étaient
arrêtés.

— Mes nobles seigneurs,
commença-t-il, quand la succession naturelle fait défaut à la dévolution du
pouvoir royal, celui-ci retourne à sa source qui est dans le consentement des
pairs. Telle est la volonté de Dieu et de la Sainte Église, laquelle en fournit
l’exemple par l’élection de son suprême pontife.

Il parlait bien, Monseigneur de
Trye, avec une belle éloquence de sermon. Les pairs et barons ici conviés
allaient avoir à décider de l’attribution du pouvoir temporel dans le royaume
de France, d’abord pour l’exercice de la régence et ensuite, car sagesse veut
de prévoir, pour l’exercice de la royauté même, dans le cas où la très noble
dame la reine faillirait à donner un fils.

Le meilleur d’entre les égaux,
primus
inter pares
, tel était celui qu’il convenait de désigner, et le plus proche
aussi de la couronne, par le sang. N’était-ce pas de comparables circonstances
qui avaient conduit autrefois les pairs-barons et les pairs-évêques à remettre
le sceptre au plus sage et au plus fort d’entre eux, le duc de France et comte
de Paris, Hugues Capet, fondateur de la glorieuse dynastie ?

— Notre défunt suzerain, pour
ce jour encore auprès de nous, continua l’archevêque en inclinant légèrement sa
mitre vers le lit, a voulu nous éclairer en recommandant à notre choix, par
testament, son plus proche cousin, prince très chrétien et très vaillant, digne
en tout de nous gouverner et conduire, Monseigneur Philippe, comte de Valois,
d’Anjou et du Maine.

Le prince très vaillant et très
chrétien, les oreilles bourdonnantes d’émotion, ne savait quelle attitude
prendre. Baisser son grand nez d’un air modeste, c’eût été montrer qu’il
doutait de lui-même et de son droit à régner. Se redresser d’un air arrogant et
orgueilleux eût pu indisposer les pairs. Il choisit de demeurer figé, les
traits immobiles, le regard fixé sur les bottes dorées du cadavre.

— Que chacun se recueille en sa
conscience, acheva l’archevêque de Reims, et exprime son conseil pour le bien
de tous.

Monseigneur Adam Orleton était déjà
debout.

— Ma conscience est recueillie,
dit-il. Je viens ici porter parole pour le roi d’Angleterre, duc de Guyenne.

Il avait l’expérience de ce genre
d’assemblées où tout est préparé en sous-main et où chacun pourtant hésite à
faire la première intervention. Il se hâtait de prendre cet avantage.

— Au nom de mon maître,
poursuivit-il, j’ai à déclarer que la plus proche parente du feu roi Charles de
France est la reine Isabelle, sa sœur, et que la régence, de ce fait, doit à
elle revenir.

À l’exception de Robert d’Artois qui
s’attendait bien à quelque coup de cette sorte, les assistants marquèrent un
temps de stupéfaction. Nul n’avait songé à la reine Isabelle durant les
tractations préliminaires, nul n’avait envisagé une minute qu’elle pût émettre
la moindre prétention. On l’avait oubliée, tout bonnement. Et voilà qu’elle
surgissait de ses brumes nordiques, par la voix d’un petit évêque en bonnet
fourré. Avait-elle vraiment des droits ? On s’interrogeait du regard, on
se consultait. Oui, de toute évidence, et si l’on s’en tenait aux strictes
considérations de lignage, elle possédait des droits ; mais il semblait
dément qu’elle en voulût faire usage.

Cinq minutes plus tard, le Conseil
était en pleine confusion. Tout le monde parlait à la fois et le ton des voix
montait, sans égard pour la présence du mort.

Le roi d’Angleterre, duc de Guyenne,
en la personne de son ambassadeur, avait-il oublié que les femmes ne pouvaient
régner en France, selon la coutume deux fois confirmée par les pairs dans les
récentes années ?

— N’est-ce point vrai, ma
tante ? lança méchamment Robert d’Artois, rappelant à Mahaut le temps où
ils s’étaient si fort opposés sur cette loi de succession établie pour
favoriser Philippe le Long, gendre de la comtesse.

Non, Monseigneur Orleton n’avait
rien oublié ; particulièrement, il n’avait pas oublié que le duc de
Guyenne ne se trouvait ni présent ni représenté – sans doute parce qu’à
dessein averti trop tard – aux réunions des pairs où s’était décidée très
arbitrairement l’extension de la loi dite salique au droit royal, laquelle
extension, par voie de conséquence, le duc n’avait jamais ratifiée.

Orleton ne possédait pas la belle
éloquence onctueuse de Monseigneur Guillaume de Trye ; il parlait un
français un peu rocailleux avec des tournures archaïques qui pouvaient prêter à
sourire. Mais en revanche, il avait une grande habileté à la controverse
juridique, et ses réponses venaient vite.

Messire Miles de Noyers, conseiller
de quatre règnes et le principal rédacteur, sinon même l’inventeur, de la loi
salique, lui porta la réplique.

Puisque le roi Édouard II avait
rendu l’hommage au roi Philippe le Long, on devait admettre qu’il avait reconnu
celui-ci pour légitime et ratifié implicitement le règlement de succession.

Orleton ne l’entendait pas de cette
oreille. Que nenni, messire ! En rendant l’hommage, Édouard II avait
confirmé seulement que le duché guyennais était vassal de la couronne de
France, ce que personne ne songeait à nier, encore que les limites de cette vassalité
restassent, depuis cent et des ans, à préciser. Mais l’hommage ne valait point
pour la loi du trône. Et d’abord, de quoi disputait-on, de la régence ou de la
couronne ?

— Des deux, des deux ensemble,
intervint l’évêque Jean de Marigny. Car justement l’a dit Monseigneur de
Trye : sagesse veut de prévoir ; et nous ne devons point nous exposer
dans deux mois à affronter le même débat.

Mahaut d’Artois cherchait son
souffle. Ah ! qu’elle était fâchée du malaise qu’elle éprouvait, et de ce
bruissement dans la tête qui l’empêchait de penser clairement. Rien ne lui
convenait de tout ce qu’on disait. Elle était hostile à Philippe de Valois
parce que soutenir Valois c’était soutenir Robert ; elle était hostile à
Isabelle par vieille haine, parce que Isabelle, autrefois, avait dénoncé ses
filles. Elle intervint, avec une mesure de retard.

— Si la couronne à femme
pouvait aller, ce ne serait point à votre reine, messire évêque, mais à nulle
autre qu’à Madame Jeanne la Petite, et la régence à exercer devrait l’être par
son époux que voici, Monseigneur d’Évreux, ou son oncle qui est à mon côté, le
duc Eudes.

Quelque flottement fut perceptible
du côté du duc de Bourgogne, du comte de Flandre, des évêques de Laon et de
Noyon, et jusque dans l’attitude du jeune comte d’Évreux.

On eût dit que la couronne était en
suspens entre sol et voûte, incertaine du point de sa chute, et que plusieurs
têtes se tendaient.

Philippe de Valois avait depuis
longtemps abandonné sa noble immobilité et s’adressait par signes à son cousin
d’Artois. Celui-ci se leva.

— Allons ! s’écria-t-il,
il paraît qu’en ce jour chacun s’empresse à se renier. Je vois Madame Mahaut,
ma bien-aimée tante, toute prête à reconnaître à Madame de Navarre…

Et il appuya sur le mot
« Navarre » en regardant Philippe d’Évreux pour lui rappeler leur
accord.

— … les droits précisément
qu’elle lui contesta naguère. Je vois le noble évêque d’Angleterre se réclamer
des actes d’un roi qu’il s’est occupé à déchasser du trône pour faiblesse,
incurie et trahison… Voyons, messire Orleton ! On ne peut refaire une loi
à chaque occasion de l’appliquer, et au gré de chaque partie. Une fois elle
sert l’un, une fois elle sert l’autre. Nous aimons et respectons Madame
Isabelle, notre parente, que nous sommes quelques-uns ici à avoir aidée et
servie. Mais sa requête, pour laquelle vous avez bien plaidé, semble
irrecevable. N’est-ce point votre conseil, Messeigneurs ? acheva-t-il en
prenant les pairs à témoins.

Des approbations nombreuses lui
répondirent, les plus chaleureuses venant du duc de Bourbon, du comte de Blois,
des pairs-évêques de Reims et de Beauvais.

Mais Orleton n’avait pas usé toutes
ses lames. Si même on admettait, pour ne point revenir sur une loi appliquée,
que les femmes ne pussent régner en France, alors ce n’était pas au nom de la
reine Isabelle, mais au nom de son fils, le roi Édouard III, seul
descendant mâle de la lignée directe, qu’il élevait sa réclamation.

— Mais si femme ne peut régner,
à plus forte raison ne peut-elle transmettre ! dit Philippe de Valois.

— Et pourquoi,
Monseigneur ? Les rois en France ne naissent donc point de femme ?

Cette riposte amena un sourire sur
quelques visages. Le grand Philippe se trouvait cloué. Après tout il n’avait
pas tort, le petit évêque anglais ! La fameuse coutume invoquée à la succession
de Louis X était muette là-dessus. Et, en bonne logique, puisque trois
frères à la suite avaient régné, sans produire de garçons, le pouvoir ne
devait-il pas revenir au fils de la sœur survivante, plutôt qu’à un
cousin ?

Le comte de Hainaut, tout acquis à
Valois jusque-là, réfléchissait, voyant se dessiner soudain pour sa fille un
avenir inattendu.

Le vieux connétable Gaucher, les
paupières plissées comme celles d’une tortue et la main en cornet autour de
l’oreille, demandait à son voisin Miles de Noyers :

— Quoi ? Que dit-on ?

Le tour trop compliqué du débat
l’irritait. Sur la question de la succession des femmes, il avait son opinion
invariable depuis douze ans. La loi des mâles, en vérité, c’était lui qui
l’avait proclamée en ralliant les pairs autour de sa formule fameuse :
« Les lis ne filent pas la laine ; et France est trop noble royaume
pour être à femelle remis. »

Orleton poursuivait, cherchant à se
rendre émouvant. Il invitait les pairs à considérer une occasion, que les
siècles peut-être n’offriraient plus jamais, d’unir les deux royaumes sous le
même sceptre. Car là était sa pensée profonde. Finis les litiges incessants,
les hommages mal définis, et les guerres d’Aquitaine dont pâtissaient les deux
nations ; résolue l’inutile rivalité de commerce qui créait les problèmes
de Flandre. Un seul et même peuple, des deux côtés de la mer. La noblesse
anglaise n’était-elle pas tout entière de souche française ? La langue
française n’était-elle pas commune aux deux cours ? De nombreux seigneurs
français n’avaient-ils pas, par jeu d’héritage, des biens en Angleterre, comme
les barons anglais avaient des établissements en France ?

— Eh bien, soit, remettez-nous
l’Angleterre, nous ne la refusons pas, ironisa Philippe de Valois.

Le connétable Gaucher écoutait les
explications que Miles de Noyers lui soufflait à l’oreille, et soudain son
teint fonça. Comment ? Le roi d’Angleterre réclamait la régence ? Et
la couronne à suivre ? Alors, tant de campagnes qu’il avait conduites, lui
Gaucher, sous le dur soleil de Gascogne, tant de chevauchées dans les boues du
Nord contre ces mauvais drapiers flamands toujours soutenus par l’Angleterre,
tant de bons chevaliers tués, tant de tailles et subsides dépensés, n’auraient
donc servi qu’à cela ? On se moquait.

Sans se lever, mais d’une profonde
voix de vieillard tout enrouée par la colère, il s’écria :

— Jamais France ne sera à
l’Anglois, et cela n’est point question de mâle ou de femelle, ni de savoir si
la couronne se transmet par le ventre ! Mais la France ne sera pas à
l’Anglois parce que les barons ne le supporteraient pas. Allons Bretagne !
À moi Blois ! Allons Nevers ! Allons Bourgogne ! Vous acceptez
d’entendre cela ? Nous avons un roi à porter en terre, le sixième de ceux
que j’aurai vus passer de mon vivant, et qui tous ont dû lever leur ost contre
l’Angleterre ou ceux qu’elle appuie. Qui doit commander à la France doit être
du sang de France. Et qu’on en finisse d’écouter ces sornettes qui feraient
rire mon cheval.

Il avait appelé Bretagne, Blois,
Bourgogne, du ton qu’il prenait naguère en bataille, pour rallier les chefs de
bannière.

— Je donne mon conseil, avec le
droit du plus vieux, pour que le comte de Valois, le plus proche du trône, soit
régent, gardien et gouverneur du royaume.

Et il éleva la main pour appuyer son
vote.

— Il a bien dit !
s’empressa d’approuver Robert d’Artois en dressant sa large patte et en
conviant du regard les partisans de Philippe à l’imiter.

Il regrettait presque, à présent,
d’avoir fait écarter le vieux connétable du testament royal.

— Il a bien dit !
répétèrent les ducs de Bourbon et de Bretagne, le comte de Blois, le comte de
Flandre, le comte d’Évreux, les évêques, les grands officiers, le comte de
Hainaut.

Mahaut d’Artois interrogea des yeux
le duc de Bourgogne, vit qu’il allait lever la main et se hâta d’approuver pour
n’être pas la dernière.

Seule la main d’Orleton resta
baissée.

Philippe de Valois, qui se sentait
soudain épuisé, se disait : « C’est chose faite, c’est chose
faite. » Il entendit l’archevêque Guillaume de Trye, son ancien
précepteur, dire :

— Longue vie au régent du
royaume de France, pour le bien du peuple et de la Sainte Église.

Le chancelier Jean de Cherchemont
avait préparé le document qui devait clore le conseil et en entériner la
décision ; il ne restait que le nom à inscrire. Le chancelier traça en
grandes lettres celui du « très puissant, très noble et très redouté
seigneur Philippe, comte de Valois », et puis donna lecture de cet acte
qui non seulement attribuait la régence, mais encore désignait le régent, si
l’enfant à naître était une fille, pour devenir roi de France.

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