Le Lis et le Lion (7 page)

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Authors: Druon,Maurice

Tags: #Historique

BOOK: Le Lis et le Lion
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Robert d’Artois constata, une fois
de plus, qu’on s’instruit beaucoup auprès des gens de petite réputation.
Certes, les mains du sergent Maciot n’étaient pas celles auxquelles on eût pu
confier le plus sûrement sa bourse ; mais l’homme savait de fort
intéressantes choses. Vêtu de neuf, et remonté d’un cheval bien gras, il fut
expédié vers le nord.

Rentré à Paris au mois de mars,
Robert se frottait les mains et affirmait que du nouveau allait se produire en
Artois. Il parlait d’actes royaux dérobés jadis par l’évêque Thierry, pour le
compte de Mahaut. Une femme au visage encapuchonné passa plusieurs fois la
porte de son cabinet, et il eut avec elle de longues conférences secrètes. On
le voyait de semaine en semaine plus confiant, plus joyeux, et annonçant avec
plus de certitude la prochaine confusion de ses ennemis.

Au mois d’avril, la cour
d’Angleterre, cédant aux recommandations du pape, envoyait de nouveau à Paris
l’évêque Orleton, avec une suite de soixante-douze personnes, seigneurs,
prélats, docteurs, clercs et valets, pour négocier la formule d’hommage.
C’était un vrai traité qu’on se disposait à conclure.

Les affaires d’Angleterre n’étaient
pas au plus haut. Lord Mortimer n’avait guère accru son prestige en se faisant
conférer la pairie et en obligeant le Parlement à siéger sous la menace de ses
troupes. Il avait dû réprimer une révolte armée des barons unis autour d’Henri
de Lancastre au Tors-Col, et il éprouvait de grandes difficultés à gouverner.

Au début de mai mourut le brave
Gaucher de Châtillon, à l’entrée de sa quatre-vingtième année. Il était né sous
Saint Louis, et avait exercé vingt-sept ans la charge de connétable. Sa rude
voix avait souvent changé le sort des batailles et prévalu dans les conseils
royaux.

Le 26 mai, le jeune roi
Édouard III, ayant dû emprunter, comme l’avait fait son père, cinq mille
livres aux banquiers lombards afin de couvrir les frais de son voyage,
s’embarquait à Douvres pour venir prêter hommage à son cousin de France.

Ni sa mère Isabelle, ni Lord
Mortimer ne l’accompagnaient, craignant trop, s’ils s’étaient absentés, que le
pouvoir ne passât en d’autres mains. Un souverain de seize ans, confié à la
surveillance de deux évêques, allait donc affronter la plus impressionnante
cour du monde.

Car l’Angleterre était faible,
divisée, et la France était tout. Il n’était pas de nation plus puissante que
celle-ci dans l’univers chrétien. Ce royaume prospère, nombreux en hommes,
riche d’industries, comblé par l’agriculture, mené par une administration
encore compétente et par une noblesse encore active, semblait le plus
enviable ; et le roi trouvé qui le gouvernait depuis un an, ne récoltant
que des succès, était bien le plus envié de tous les rois de la terre.

 

V
LE GÉANT AUX MIROIRS

Il voulait se montrer mais également
se voir. Il voulait que sa belle épouse, la comtesse, que ses trois fils, Jean,
Jacques, et Robert, dont l’aîné, à huit ans, promettait déjà de devenir grand
et fort, il voulait que ses écuyers, les valets de sa chambre et tout son hôtel
qu’il avait amené avec lui de Paris, le contemplassent bien dans l’éclat de sa
splendeur ; mais il désirait aussi s’apparaître et s’admirer.

À ce faire, il avait demandé tous
les miroirs trouvables dans les bagages de son escorte, miroirs d’argent poli,
ronds comme des assiettes, miroirs à manche, miroirs de vitre sur feuille
d’étain, coupés à l’octogone dans un cadre de vermeil, et il les avait fait
suspendre, les uns auprès des autres, à la tapisserie de la chambre qu’il
occupait
[7]
.
L’évêque d’Amiens serait bien content lorsqu’il verrait son beau tapis à images
lacéré par les clous qu’on avait plantés dedans ! Mais qu’importait !
Un prince de France pouvait se permettre cela. Monseigneur Robert d’Artois,
seigneur de Conches et comte de Beaumont-le-Roger, souhaitait se contempler
dans son costume de pair qu’il portait pour la première fois.

Il tournait, virait, avançait de
deux pas, reculait, mais ne parvenait à saisir sa propre image que par
fragments, comme les morceaux découpés d’un vitrail : à gauche, la garde
d’or de la longue épée et, un peu plus haut, à droite, un morceau de poitrine
où, sur la cotte de soie, étaient brodées ses armes ; ici l’épaule à
laquelle s’accrochait par un fermail étincelant le grand manteau de pair, et
près du sol les franges de la longue tunique retroussée par les éperons d’or ;
et puis, tout au sommet, la couronne de pair à huit fleurons égaux,
monumentale, sur laquelle il avait fait sertir tous les rubis achetés à la
vente de feu la reine Clémence.

— Allons, je suis dignement
vêtu, déclara-t-il. C’eût été pitié vraiment que je ne fusse pas pair, car la
robe m’en sied bien.

La comtesse de Beaumont, elle-même
en tenue d’apparat, semblait ne partager qu’à demi l’orgueilleuse allégresse de
son époux.

— Êtes-vous sûr, Robert,
demanda-t-elle d’une voix soucieuse, que cette dame arrive à temps ?

— Mais certes, mais certes,
répondit-il. Et si même elle n’arrive pas ce matin, je n’en vais pas moins
clamer ma requête, et je présenterai les pièces demain.

La seule gêne qu’éprouvait Robert en
son beau costume lui venait d’avoir à le porter par la chaleur d’un été
précoce. Il suait sous ce harnois d’or, de velours et de soies épaisses, et
bien qu’il se fût baigné le matin aux étuves, il commençait de répandre un fort
parfum de fauve.

Par la fenêtre, ouverte sur un ciel
éclatant de lumière, on entendait les cloches de la cathédrale sonnant à la
volée et dominant le bruit que peut faire dans une ville le train de cinq rois
et de leurs cours.

Ce 6 juin de l’an 1329, en effet,
cinq rois étaient présents à Amiens. De mémoire de chancelier, on ne se
souvenait pas de pareille entrevue. Pour recevoir l’hommage de son jeune cousin
d’Angleterre, Philippe VI avait tenu à inviter ses parents ou alliés, les
rois de Navarre, de Bohême, et de Majorque, ainsi que le comte de Hainaut, le
duc d’Athènes et tous les pairs, ducs, comtes, évêques, barons et maréchaux.

Six mille chevaux du côté français,
et six cents du côté anglais. Ah ! Charles de Valois n’aurait pas désavoué
son fils, ni son gendre Robert d’Artois, s’il avait pu voir cette
assemblée !

Le nouveau connétable, Raoul de
Brienne, pour son entrée en fonctions, avait eu la charge d’organiser le
logement. Il s’en était tiré au mieux, mais il avait maigri de cinq livres.

Le roi de France occupait, avec sa
famille, le palais épiscopal dont une aile avait été réservée à Robert
d’Artois.

Le roi d’Angleterre était installé à
la Malmaison
[8]
,
les autres rois dans les maisons bourgeoises. Les serviteurs dormaient dans les
couloirs, les écuyers campaient autour de la ville avec les chevaux et les
trains de bagages.

Une foule innombrable était venue de
la province proche, des comtés voisins, et même de Paris. Les badauds passaient
les nuits sous les porches.

Tandis que les chanceliers des deux
royaumes discutaient une dernière fois des termes de l’hommage et pour tomber
d’accord, au bout de leurs palabres, sur l’impossibilité d’arriver à rien de
précis, toute la noblesse d’Occident, depuis six jours, s’amusait de joutes et
de tournois, de spectacles joués, de jongleries, de danses, et festoyait en de
fantastiques ripailles qui, servies dans les vergers des palais, commençaient
au grand soleil pour s’achever aux étoiles.

Des hortillonnages de l’Amiénois
arrivaient, par barques plates poussées à la perche sur les étroits canaux, des
monceaux d’iris, de renoncules, de jacinthes et de lis qu’on déchargeait sur
les quais du marché d’eau pour aller les répandre dans les rues, les cours et
les salles où devaient passer les rois
[9]
.
La ville était saturée du parfum de toutes ces fleurs écrasées, de ce pollen
qui collait aux semelles et qui se mêlait à la forte odeur des chevaux et de la
foule.

Et les vivres ! Et les
vins ! Et les viandes ! Et les farines ! Et les épices ! On
poussait les troupeaux de bœufs, de moutons et de porcs vers les abattoirs qui
fonctionnaient en permanence ; d’incessants charrois apportaient dans les
cuisines des palais daims, cerfs, sangliers, chevreuils, lièvres, et tous les
poissons de la mer, les esturgeons, les saumons, les bars, et la pêche de
rivière, les longs brochets, les brèmes, les tanches, les écrevisses, et toutes
les volailles, les plus fins chapons, les plus grasses oies, les faisans aux
couleurs vives, les cygnes, les hérons en leur blancheur, les paons ocellés.
Partout les tonneaux étaient en perce.

Quiconque arborait la livrée d’un
seigneur, fût-ce le dernier laquais, faisait l’important. Les filles étaient
folles. Les marchands italiens étaient venus de toutes parts à cette foire
fabuleuse qu’organisait le roi. Les façades d’Amiens disparaissaient sous les
soieries, les brocarts, les tapis pendus aux fenêtres, pour pavoiser.

Il y avait trop de cloches, de
fanfares et de cris, trop de palefrois et de chiens, trop de victuailles et de
breuvages, trop de princes, trop de voleurs, trop de putains, trop de luxe et
trop d’or, trop de rois ! La tête en éclatait.

Le royaume se grisait de se
contempler en sa puissance comme Robert d’Artois se grisait de lui-même, devant
ses miroirs.

Lormet, son vieux serviteur, vêtu de
neuf lui aussi, mais quand même bougon dans toute cette fête… oh ! pour
peu de chose, parce que Gillet de Nelle prenait trop de place dans la maison,
parce qu’on ne cessait de voir de nouveaux visages autour du maître… s’approcha
de Robert et lui dit à mi-voix :

— La dame que vous attendez est
là.

Le géant se retourna d’un bloc.

— Conduis-la-moi, répondit-il.

Il adressa un long clin d’œil à la
comtesse sa femme, puis, à grands gestes, poussa son monde vers la porte en
criant :

— Sortez tous, formez-vous en
cortège dans la cour.

Il resta seul un moment, devant la
fenêtre, regardant la foule massée aux abords de la cathédrale pour admirer les
entrées et contenue avec peine par un cordon d’archers. Les cloches, là-haut,
continuaient leur vacarme ; une odeur de gaufres chaudes montant d’un
éventaire s’était mêlée à l’air, brusquement ; les rues alentour étaient
pleines ; et l’on voyait à peine miroiter le canal du Hocquet tant les
barques s’y touchaient.

Robert d’Artois se sentait
triomphant, et il le serait davantage encore tout à l’heure, quand il
s’avancerait vers son cousin Philippe, dans la cathédrale, et prononcerait
certaines paroles qui ne manqueraient pas de faire trembler de surprise les
rois, les ducs et barons assemblés. Et chacun ne s’en repartirait pas aussi
joyeux qu’il était venu. À commencer par sa chère tante Mahaut et par le duc
bourguignon.

Ah ! certes, Robert allait bien
étrenner son costume de pair ! Vingt ans et plus de lutte opiniâtre
recevraient ce jour leur récompense. Et pourtant, dans cette grande joie
orgueilleuse qui l’habitait, il reconnaissait comme une fissure, un regret.
D’où ce sentiment pouvait-il lui venir, alors que tout lui souriait, que tout
se conformait à ses souhaits ? Soudain il comprit : l’odeur des
gaufres. Un pair de France, qui va réclamer le comté de ses pères, ne peut
descendre dans la rue, en couronne à huit fleurons, pour manger une gaufre. Un
pair de France ne peut plus gueuser, se mêler à la multitude, pincer le sein
des filles et, le soir, brailler entre quatre ribaudes, comme il le faisait
lorsqu’il était pauvre et qu’il avait vingt ans. Cette nostalgie le rassura.
« Allons, se dit-il, le sang n’est pas encore éteint ! »

La visiteuse se tenait près de la
porte, intimidée, et n’osant troubler les méditations d’un seigneur coiffé
d’une aussi grosse couronne.

C’était une femme d’environ
trente-cinq ans, à visage triangulaire et pommettes pointues. Le chaperon
rabattu d’une cape de voyage cachait à demi ses cheveux nattés, et sa
respiration soulevait sa poitrine, fort ronde et pleine, sous la guimpe de lin
blanc.

« Mâtin ! Il ne s’ennuyait
pas, l’évêque ! » pensa Robert quand il s’aperçut de sa présence.

Elle fléchit un genou dans un geste
de révérence. Il étendit sa large main gantée et chargée de rubis.

— Donnez, fit-il.

— Je ne les ai point,
Monseigneur, répondit la femme.

Le visage de Robert changea
d’expression.

— Comment, vous n’avez point
les pièces ? s’écria-t-il. Vous m’aviez assuré que vous me les porteriez
aujourd’hui !

— J’arrive du château d’Hirson,
Monseigneur, où je me suis introduite le jour d’hier, en compagnie du sergent
Maciot. Nous sommes allés au coffre de fer scellé dans le mur, pour l’ouvrir
avec les fausses clefs.

— Et alors ?

— Il avait déjà été visité.
Nous l’avons trouvé vide.

— Fort bien, belle
nouvelle ! dit Robert dont les joues pâlirent un peu. Voici un grand mois
que vous me lanternez. « Monseigneur, je puis vous remettre les actes qui
vous rendront la possession de votre comté ! Je sais où ils sont muchés.
Donnez-moi une terre et des revenus, je vous les porterai la semaine
prochaine. » Et puis la semaine passe et une autre encore… « Les
Hirson se tiennent au château ; je ne puis y paraître quand ils sont
là. » » À présent j’y suis allée, Monseigneur, mais la clef que
j’avais n’était point la bonne. Patientez un peu… » Et le jour enfin que
je dois présenter les deux pièces au roi…

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