Robert laissa comprendre à Louis de
Bourbon que plus vite il se rallierait, plus vite lui seraient garantis les
avantages en terres et en titres qu’il avait accumulés au cours du règne
précédent. Trois voix.
Le duc de Bretagne, à peine arrivé
de Vannes, et ses coffres pas encore déballés, vit Robert d’Artois se dresser
en son hôtel.
— Nous appuyons Philippe,
n’est-ce pas ? Tu es bien d’accord… Avec Philippe, si pieux, si loyal,
nous sommes certains d’avoir un bon roi… je veux dire un bon régent.
Jean de Bretagne ne pouvait que se
déclarer pour Philippe de Valois. N’avait-il pas épousé une sœur de Philippe,
Isabelle, morte à l’âge de huit ans il est vrai, mais les liens d’affection
n’en subsistaient pas moins. Robert, pour renforcer sa démarche, avait amené sa
mère, Blanche de Bretagne, consanguine du duc, toute vieille, toute petite,
toute ridée, et parfaitement dénuée de pensée politique, mais qui opinait à
tout ce que voulait son géant de fils. Or Jean de Bretagne s’occupait davantage
des affaires de son duché que de celles de France. Eh bien ! oui,
Philippe, pourquoi pas, puisque tout le monde semblait si empressé à le
désigner !
Cela devenait en quelque sorte la
campagne des beaux-frères. On appela en renfort Guy de Châtillon, comte de
Blois, qui n’était nullement pair, et même le comte Guillaume de Hainaut,
simplement parce qu’ils avaient épousé deux autres sœurs de Philippe. Le grand
parentage Valois commençait à apparaître déjà comme la vraie famille de France.
Guillaume de Hainaut mariait en ce
moment sa fille au jeune roi d’Angleterre ; soit, on n’y voyait pas
d’obstacle, et même on y trouverait peut-être un jour des avantages. Mais il
avait été bien avisé de se faire représenter aux noces par son frère Jean
plutôt que de s’y rendre lui-même, car c’était ici, à Paris, qu’allaient se
produire les événements importants. Guillaume le Bon ne souhaitait-il pas
depuis longtemps que la terre de Blaton, patrimoine de la couronne de France,
enclavée dans ses États, lui fût cédée ? On lui donnerait Blaton, pour
presque rien, un rachat symbolique, si Philippe occupait la régence.
Quant à Guy de Blois, il était l’un
des derniers barons à avoir conservé le droit de battre monnaie.
Malheureusement, et malgré ce droit, il manquait d’argent, et les dettes
l’étranglaient.
— Guy, mon aimé parent, ton
droit de battage te sera racheté. Ce sera notre premier soin.
Robert, en peu de jours, avait
accompli un solide travail.
— Tu vois, Philippe, tu vois,
disait-il à son candidat, combien les mariages arrangés par ton père nous
aident à présent. On dit qu’abondance de filles est grand-peine pour les
familles ; ce sage homme, que Dieu l’ait en sa garde, a bien su se servir
de toutes tes sœurs.
— Oui, mais il faudra achever
de payer les dots, répondait Philippe. Plusieurs n’ont été versées qu’au quart…
— À commencer par celle de la
chère Jeanne, mon épouse, rappelait Robert d’Artois. Mais dès lors que nous
aurons tout pouvoir sur le Trésor…
Plus difficile à rallier fut le
comte de Flandre, Louis de Crécy et de Nevers. Car lui n’était pas un
beau-frère et demandait autre chose qu’une terre ou de l’argent. Il voulait la
reconquête de son comté dont ses sujets l’avaient chassé. Pour le convaincre,
il fallut lui promettre une guerre.
— Louis, mon cousin, Flandre
vous sera rendue, et par les armes, nous vous en faisons serment !
Là-dessus, Robert, qui pensait à
tout, de courir de nouveau à Vincennes pour presser Charles IV de parfaire
son testament.
Charles n’était plus qu’une ombre de
roi, crachant ce qui lui restait de poumons.
Or, tout moribond qu’il fût, il se
souvint à ce moment-là du projet de croisade que son oncle Charles de Valois
lui avait naguère mis en tête. Projet d’année en année différé ; les
subsides de l’Église avaient été employés à d’autres fins ; et puis
Charles de Valois était mort… Dans le mal qui le détruisait, Charles IV ne
devait-il pas reconnaître un châtiment pour cette promesse non tenue, ce vœu
non accompli ? Le sang de poitrine dont il tachait ses draps lui rappelait
la croix rouge qu’il n’avait pas cousue sur son manteau.
Alors, dans l’espérance d’amadouer
le Ciel et de négocier quelque survie, il fit ajouter à son testament ses
volontés concernant la Terre sainte…
« Car mon intention est d’y aller
de
mon vivant
, dicta-t-il, et,
si de mon vivant ne se peut, que
cinquante mille livres soient données au premier passage général qui se
fera. »
On ne lui en demandait pas tant, ni
de grever d’une semblable hypothèque la fortune royale dont on avait besoin
pour de plus pressants usages. Robert enrageait. Ce niais de Charles, jusqu’au
bout, aurait de ces sots entêtements !
On lui demandait simplement de
léguer trois mille livres au chancelier Jean de Cherchemont, autant au maréchal
de Trye et à messire Miles de Noyers, président de la Chambre aux Comptes, pour
leurs loyaux services rendus à la couronne… et parce que leurs fonctions les
faisaient siéger de droit au Conseil des pairs.
— Et le connétable ?
murmura le roi agonisant.
Robert haussa les épaules. Le
connétable Gaucher de Châtillon avait soixante-dix-huit ans, il était sourd
comme une marmite, et possédait des biens à ne savoir qu’en faire. Ce n’était
pas à son âge que se développait l’appétit de l’or ! On raya le
connétable.
En revanche, Robert, avec beaucoup
d’attention, aida Charles IV à composer la liste des exécuteurs
testamentaires, car cette liste constituait comme un ordre de préséance parmi
les grands du royaume : le comte Philippe de Valois en tête, le comte
Philippe d’Évreux, et puis lui-même, Robert d’Artois, comte de Beaumont-le-Roger.
Cela fait, on s’occupa de rallier
les pairs ecclésiastiques.
Guillaume de Trye, duc-archevêque de
Reims, avait été précepteur de Philippe de Valois ; et puis Robert venait
de faire coucher son frère, le maréchal, sur le testament royal, pour trois
mille livres qu’on sut rendre tintantes. On n’aurait pas de mécomptes de ce
côté-là.
Le duc-archevêque de Langres était
acquis de longue date aux Valois ; et tout également leur était dévoué le
comte-évêque de Beauvais, Jean de Marigny, dernier frère survivant du grand
Enguerrand. Vieilles trahisons, vieux remords, services mutuels avaient tissé
de solides liens.
Restaient les évêques de Châlons, de
Laon et de Noyon ; ces derniers, on le savait, feraient corps avec le duc
Eudes de Bourgogne.
— Ah ! pour le Bourguignon,
s’écria Robert d’Artois en écartant les bras, cela, Philippe, c’est ton
affaire. Je ne peux rien auprès de lui, nous sommes lance à lance. Mais tu as
épousé sa sœur ; tu dois bien avoir quelque action sur lui.
Eudes IV n’était pas un aigle
de gouvernement. Toutefois il se rappelait les leçons de sa défunte mère, la
duchesse Agnès, la dernière fille de Saint Louis, et comment lui-même, pour
reconnaître la régence de Philippe le Long, avait gagné le rattachement de la
Bourgogne-comté à la Bourgogne-duché. Eudes en cette occasion avait épousé la
petite-fille de Mahaut d’Artois, de quatorze ans plus jeune que lui, ce dont il
ne se plaignait pas maintenant qu’elle était nubile.
La question de l’héritage d’Artois
fut la première qu’il posa lorsque, arrivant de Dijon, il s’enferma avec
Philippe de Valois.
— Il est bien entendu qu’au
jour du trépas de Mahaut, le comté d’Artois ira à sa fille, la reine Jeanne la
Veuve, pour ensuite revenir à la duchesse mon épouse ? J’insiste fort sur
ce point, mon cousin, car je connais les prétentions de Robert sur
l’Artois ; il les a assez clamées !
Ces grands princes ne mettaient pas
moins de défiante âpreté à défendre leurs droits d’héritage sur les quartiers
du royaume que des brus à se disputer les gobelets et les draps dans une
succession de pauvres.
— Jugements par deux fois ont
été rendus qui ont attribué l’Artois à la comtesse Mahaut, répondit Philippe de
Valois. Si aucun fait nouveau ne vient étayer les requêtes de Robert, l’Artois
passera à votre épouse, mon frère.
— Vous n’y voyez point
d’empêchement ?
— Je n’en vois mie.
Ainsi le loyal Valois, le preux
chevalier, le héros de tournoi, avait donné à ses deux cousins, à ses deux
beaux-frères, deux promesses contradictoires.
Honnête toutefois dans sa duplicité,
il rapporta à Robert d’Artois son entretien avec Eudes, et Robert l’approuva
pleinement.
— L’important, dit ce dernier,
est d’obtenir la voix du Bourguignon, et peu importe qu’il s’ancre dans la tête
un droit qu’il n’a pas. Des faits nouveaux, lui as-tu dit ? Eh bien, nous
en produirons, mon frère, et je ne te ferai pas manquer à ta parole. Allons,
tout est au mieux.
Il ne restait plus qu’à attendre,
ultime formalité, le décès du roi, en souhaitant qu’il se produisît assez vite,
pendant que cette belle conjonction de princes était réunie autour de Philippe
de Valois.
Le dernier fils du Roi de fer rendit
l’âme la veille de la Chandeleur, et la nouvelle du deuil royal se répandit
dans Paris, le lendemain matin, en même temps que l’odeur des crêpes chaudes.
Tout semblait devoir se dérouler
selon le plan parfaitement agencé par Robert d’Artois, quand à l’aube même du
jour fixé pour le Conseil des pairs, arriva un évêque anglais, au visage
chafouin, aux yeux fatigués, sortant d’une litière couverte de boue, et qui
venait représenter les droits de la reine Isabelle.
Plus de cervelle dans la tête, plus
de cœur dans la poitrine, ni d’entrailles dans le ventre. Un roi creux. Les
embaumeurs, la veille, avaient terminé leur travail sur le cadavre de
Charles IV. Mais cela faisait-il grande différence avec ce que ce faible,
indifférent, inactif monarque avait été durant sa vie ? Enfant attardé que
sa mère appelait « l’oison », mari trompé, père malheureux vainement
entêté à travers trois mariages à assurer sa succession, souverain constamment
gouverné, d’abord par un oncle puis par des cousins, il n’avait servi à rien
d’autre qu’au logement du principe royal. Il y servait encore.
Au bout de la grand-salle à piliers
du château de Vincennes, reposait, raide sur un lit d’apparat, sa dépouille
habillée de la tunique azurée, du manteau fleurdelisé, et la tête encastrée
dans la couronne.
Les pairs et les barons, réunis à
l’autre extrémité, voyaient briller, éclairés par les buissons de cierges, les
pieds bottés de toile d’or.
Charles IV allait présider son
dernier conseil, dit « conseil dans la chambre du roi », puisqu’il
était censé gouverner encore ; son règne ne serait officiellement terminé
que le lendemain à l’instant où son corps descendrait dans la tombe, à
Saint-Denis.
Robert d’Artois avait pris l’évêque
anglais sous son aile, tandis qu’on attendait les retardataires.
— En combien de temps êtes-vous
venu ? Douze jours depuis York ? Vous n’avez pas traîné à chanter
messe en route, messire évêque… un vrai train de chevaucheur !… Votre
jeune roi, a-t-il eu de joyeuses noces ?
— Je le pense. Je n’ai pu y
prendre part ; j’étais déjà sur mon chemin, répondit l’évêque Orleton.
Et Lord Mortimer, était-il en bonne
santé ? Grand ami, Lord Mortimer, grand ami, et qui parlait souvent, au
temps où il était réfugié à Paris, de Monseigneur Orleton.
— Il m’a conté comment vous le
fîtes évader de la tour de Londres. Pour ma part, je l’ai accueilli en France
et lui ai donné les moyens de s’en retourner un peu plus armé qu’il n’était
arrivé. Ainsi nous avons fait chacun la moitié de la besogne.
Et la reine Isabelle ?
Ah ! la chère cousine ! Toujours d’aussi grande beauté ?
Robert ainsi amusait le temps, pour
empêcher Orleton de se mêler aux autres groupes, d’aller parler au comte de
Hainaut ou au comte de Flandre. Il connaissait Orleton de réputation, et s’en
méfiait. N’était-ce pas l’homme que la cour de Westminster utilisait pour ses
ambassades auprès du Saint-Siège, et l’auteur, à ce qu’on disait, de la fameuse
lettre à double sens :
« Eduardum occidere nolite timere bonum est… »
dont Isabelle et Mortimer s’étaient servis pour ordonner l’assassinat
d’Édouard II ?
Alors que les prélats français
avaient tous coiffé leur mitre, Orleton portait simplement son bonnet de voyage,
en soie violette, à oreillettes fourrées d’hermine. Robert nota ce détail avec
satisfaction ; cela retirerait de l’autorité à l’évêque anglais quand il
prendrait la parole.
— C’est Monseigneur Philippe de
Valois qui va être régent, murmura-t-il à Orleton comme s’il confiait un secret
à un ami.
L’autre ne répondit pas.
Enfin la dernière personne attendue
pour que le Conseil fût au complet entra. C’était la comtesse Mahaut d’Artois,
seule femme convoquée à cette assemblée. Elle avait vieilli, Mahaut ; ses
pas semblaient haler avec peine le poids de son corps massif ; elle
s’appuyait sur une canne. Son visage était rouge sombre sous les cheveux tout
blancs. Elle adressa de vagues saluts à la ronde, alla asperger le mort, et
vint s’asseoir, lourdement, à côté du duc de Bourgogne. On l’entendait haleter
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