Le Lis et le Lion (5 page)

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Authors: Druon,Maurice

Tags: #Historique

BOOK: Le Lis et le Lion
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Tous les assistants apposèrent en
bas du document leur signature et leur sceau privé ; tous, sauf le duc de
Guyenne, c’est-à-dire son représentant Monseigneur Adam Orleton qui refusa en disant :

— On ne perd jamais rien à
défendre son droit, même si l’on sait qu’il ne peut pas triompher. L’avenir est
grand, et dans les mains de Dieu.

Philippe de Valois s’était approché
du catafalque et regardait le corps de son cousin, la couronne encadrant le
front cireux, le long sceptre d’or posé le long du manteau, les bottes
scintillantes.

On crut qu’il priait, et ce geste
lui valut le respect.

Robert d’Artois vint auprès de lui
et lui murmura :

— Si ton père te voit, en ce
moment, il doit être bien heureux, le cher homme… Encore deux mois à attendre.

 

IV
LE ROI TROUVÉ

Les princes de ce temps-là avaient
besoin d’un nain. Les couples de pauvres gens considéraient presque comme une
chance de mettre au monde un avorton de cette sorte ; ils avaient la certitude
de le vendre un jour à quelque grand seigneur, sinon au roi lui-même.

Car le nain, nul n’eût songé à en
douter, était un être intermédiaire entre l’homme et l’animal domestique.
Animal, parce qu’on pouvait lui mettre un collier, l’affubler, comme un chien
dressé, de vêtements grotesques, et lui envoyer des coups de pied aux
fesses ; homme, parce qu’il parlait et s’offrait volontairement, moyennant
salaire et nourriture, à ce rôle dégradant. Il avait à bouffonner sur ordre,
sautiller, pleurer ou niaiser comme un enfant, et cela même quand ses cheveux
devenaient blancs. Sa petitesse faisait ressortir la grandeur du maître. On se
le transmettait par héritage ainsi qu’un bien de propriété. Il était le symbole
du « sujet », de l’individu soumis à autrui par nature, et créé tout
exprès, semblait-il, pour témoigner de la division de l’espèce humaine en races
différentes, dont certaines avaient pouvoir absolu sur les autres.

L’abaissement comportait des
avantages ; le plus petit, le plus faible, le plus difforme, prenait place
parmi les mieux nourris et les mieux vêtus. Il était également permis et même
ordonné à ce disgracié de dire aux maîtres de la race supérieure ce qui n’eût
été toléré de nul autre.

Les moqueries, les reproches, les
insultes que tout homme, même le plus dévoué, adresse parfois en pensée à celui
qui le commande, le nain les proférait pour le compte de tous, comme par
délégation.

Il existe deux sortes de
nains : ceux à long nez, à face triste et à double bosse, et ceux à gros
visage, nez court et torse de géant monté sur de minuscules membres noués. Le
nain de Philippe de Valois, Jean le Fol, était de la seconde sorte. Sa tête
arrivait juste à hauteur des tables. Il portait grelots au sommet de son bonnet
et sur les épaules de ses robes de soie.

Ce fut lui qui vint dire un jour à
Philippe, en tournoyant et en ricanant :

— Tu sais, mon Sire, comment le
peuple te nomme ? On t’appelle « le roi trouvé ».

Car le Vendredi saint, 1
er
avril de l’an 1328, Madame Jeanne d’Évreux, veuve de Charles IV, avait
fait ses couches. Rarement dans l’Histoire, sexe d’enfant fut observé avec plus
d’attention à l’issue des flancs maternels. Et quand on vit que c’était une
fille qui naissait, chacun reconnut bien que la volonté divine s’était exprimée
et l’on en éprouva un grand soulagement.

Les barons n’avaient pas à revenir
sur leur choix de la Chandeleur. Dans une assemblée immédiate, où seul le
représentant de l’Angleterre fit entendre, par principe, une voix discordante,
ils confirmèrent à Philippe l’octroi de la couronne.

Le peuple poussait un soupir. La
malédiction du grand-maître Jacques de Molay paraissait épuisée. La branche
aînée de la race capétienne s’achevait par trois bourgeons secs.

L’absence de garçon, en toute
famille, fut toujours considérée comme un malheur ou un signe d’infériorité. À
plus forte raison pour une maison royale. Cette incapacité des fils de Philippe
le Bel à produire des descendants mâles semblait bien la manifestation d’un
châtiment. L’arbre allait pouvoir repartir du pied.

De soudaines fièvres saisissent les
peuples, dont il faudrait chercher la cause dans le déplacement des astres,
tant elles échappent à toute autre explication : vagues d’hystérie
cruelle, comme l’avaient été la croisade des pastoureaux et le massacre des
lépreux, ou vagues d’euphorie délirante comme celle qui accompagna l’avènement
de Philippe de Valois.

Le nouveau roi était de belle taille
et possédait cette majesté musculaire nécessaire aux fondateurs de dynastie.
Son premier enfant était un fils âgé déjà de neuf ans et qui paraissait
robuste ; il avait également une fille, et l’on savait, les cours ne font
point mystère de ces choses, qu’il honorait presque chaque nuit sa boiteuse
épouse avec un entrain que les années ne ralentissaient pas.

Doué d’une voix forte et sonore, il
n’était pas un bafouilleur comme ses cousins Louis Hutin et Charles IV, ni
un silencieux comme Philippe le Bel ou Philippe V. Qui pouvait s’opposer à
lui, qui pouvait-on lui opposer ? Qui songeait à écouter, dans cette
liesse où roulait la France, la voix de quelques docteurs en droit payés par
l’Angleterre pour formuler, sans conviction, des représentations ?

Philippe VI arrivait au trône
dans le consentement unanime.

Et pourtant il n’était qu’un roi de
raccroc, un neveu, un cousin de roi comme il y en avait tant, un homme fortuné
parmi son parentage ; pas un roi désigné par Dieu à la naissance, pas un
roi reçu ; un roi « trouvé » le jour qu’on en manquait.

Ce mot inventé par la rue ne
diminuait en rien la confiance et la joie ; ce n’était qu’une de ces
expressions d’ironie dont les foules aiment à nuancer leurs passions et qui
leur donnent l’illusion de la familiarité avec le pouvoir. Jean le Fol,
lorsqu’il répéta cette parole à Philippe, eut droit à une bourrade dont il
exagéra la rudesse en se frottant les côtes et en poussant des cris
aigus ; il venait tout de même de prononcer le maître mot d’un destin.

Car Philippe de Valois, comme tout
parvenu, voulut prouver qu’il était bien digne, par valeur naturelle, de la
situation qui lui était échue, et répondre en tout à l’image qu’on peut se
faire d’un roi.

Parce que le roi exerce
souverainement la justice, il envoya pendre dans les trois semaines le
trésorier du dernier règne, Pierre Rémy, dont on assurait qu’il avait beaucoup
trafiqué du Trésor. Un ministre des Finances au gibet est chose toujours qui
réjouit un peuple ; les Français se félicitèrent ; on avait un roi
juste.

Le prince est, par devoir et
fonction, défenseur de la foi. Philippe prit un édit qui renforçait les peines
contre les blasphémateurs et accroissait le pouvoir de l’inquisition. Ainsi le
haut et bas clergé, la petite noblesse et les bigotes de paroisse se trouvèrent
rassurés : on avait un roi pieux.

Un souverain se doit de récompenser
les services rendus. Or combien de services avaient été nécessaires à Philippe
pour assurer son élection ! Mais un roi doit veiller également à ne point
se faire d’ennemis parmi ceux qui se sont montrés, sous ses prédécesseurs, bons
serviteurs des intérêts publics. Aussi, tandis qu’étaient maintenus dans leurs
charges presque tous les anciens dignitaires et officiers royaux, de nouvelles
fonctions furent créées ou bien l’on doubla celles qui existaient afin de
donner place aux soutiens du nouveau règne, et satisfaire à toutes les
recommandations présentées par les grands électeurs. Et comme la maison de
Valois avait déjà train royal, ce train se superposa à celui de l’ancienne
dynastie, et ce fut une grande ruée aux emplois et aux bénéfices. On avait un
roi généreux.

Un roi se doit encore d’apporter la prospérité
à ses sujets. Philippe VI s’empressa de diminuer et même, dans certains
cas, de supprimer les taxes que Philippe IV et Philippe V avaient
mises sur le négoce, sur les marchés publics et sur les transactions des
étrangers, taxes qui, de l’avis de ceux qui les acquittaient, entravaient les
foires et le commerce.

Ah ! le bon roi que voilà, qui
faisait cesser les tracasseries des receveurs de Finances ! Les Lombards,
prêteurs habituels de son père et auxquels lui-même devait encore si gros, le
bénissaient. Nul ne songeait que la fiscalité des anciens règnes produisait ses
effets à long terme et que si la France était riche, si l’on y vivait mieux que
nulle part au monde, si l’on y était vêtu de bon drap et souvent de fourrure,
si l’on y voyait des bains et étuves jusque dans les hameaux, on le devait aux
précédents Philippe qui avaient su assurer l’ordre dans le royaume, l’unité des
monnaies, la sécurité du travail.

Un roi… un roi doit aussi être un
sage, l’homme le plus sage parmi son peuple. Philippe commença de prendre un
ton sentencieux pour énoncer, de cette belle voix qui était la sienne, de
graves principes où l’on reconnaissait un peu la manière de son précepteur,
l’archevêque Guillaume de Trye.

« Nous qui toujours voulons
raison garder… », disait-il chaque fois qu’il ne savait quel parti
prendre.

Et quand il avait fait fausse route,
ce qui lui arrivait fréquemment, et se trouvait contraint d’interdire ce qu’il
avait ordonné l’avant-veille, il déclarait avec autant d’assurance :
« Raisonnable chose est de modifier son propos. »

« En toute chose, mieux vaut
prévenir qu’être prévenu », énonçait encore pompeusement ce roi qui en
vingt-deux ans de règne ne cesserait d’aller de surprise en surprise
malheureuse !

Jamais monarque ne débita de plus
haut autant de platitudes. On croyait qu’il réfléchissait ; en vérité il
ne pensait qu’à la sentence qu’il allait pouvoir formuler pour se donner l’air
de réfléchir ; mais sa tête était creuse comme une noix de la mauvaise
saison.

Un roi, un vrai roi, n’oublions pas,
se doit d’être brave, et preux, et fastueux ! En vérité Philippe n’avait
d’aptitude que pour les armes. Pas pour la guerre, mais bien pour les armes,
les joutes, les tournois. Instructeur de jeunes chevaliers, il eût fait
merveille à la cour d’un moindre baron. Souverain, son hôtel ressembla à
quelque château des romans de la Table Ronde, qui étaient beaucoup lus à
l’époque et dont il s’était fort farci l’imagination. Ce ne furent que
tournois, fêtes, festins, chasses, divertissements, puis tournois encore avec
débauche de plumes sur les heaumes, et chevaux plus parés que des femmes.

Philippe s’occupait très gravement
du royaume, une heure par jour, après une joute d’où il revenait ruisselant ou
un banquet dont il sortait la panse lourde et l’esprit nuageux. Son chancelier,
son trésorier, ses officiers innombrables prenaient les décisions pour lui, ou
bien allaient chercher leurs ordres auprès de Robert d’Artois. Celui-ci, en
vérité, commandait plus que le souverain.

Nulle difficulté ne se présentait que
Philippe n’en appelât au conseil de Robert, et l’on obéissait de confiance au
comte d’Artois, sachant que tout décret de sa part serait approuvé par le roi.

De la sorte on alla au sacre, où
l’archevêque Guillaume de Trye devait poser la couronne sur le front de son
ancien élève. Les fêtes, à la fin mai, durèrent cinq jours.

Il semblait que tout le royaume fût
arrivé à Reims. Et non seulement le royaume, mais encore une partie de l’Europe
avec le superbe et impécunieux roi Jean de Bohême, le comte Guillaume de
Hainaut, le marquis de Namur et le duc de Lorraine. Cinq jours de réjouissances
et de ripailles ; une profusion, une dépense comme les bourgeois rémois
n’en avaient jamais vu. Eux qui subvenaient aux frais des fêtes, et qui avaient
rechigné devant le coût des derniers sacres, cette fois fournissaient le
double, le triple, d’un cœur joyeux. Il y avait cent ans qu’au royaume de
France on n’avait autant bu : on servait à cheval dans les cours et sur
les places.

La veille du couronnement, le roi
arma chevalier Louis de Crécy, comte de Flandre et de Nevers, avec la plus
grande pompe possible. Il avait été décidé, en effet, que ce serait le comte de
Flandre qui tiendrait le glaive de Charlemagne pendant le sacre, et le
porterait au roi. Et l’on s’étonnait que le connétable eût consenti à se
dessaisir de cette fonction traditionnelle. Encore fallait-il que le comte de
Flandre fût chevalier. Philippe VI pouvait-il montrer avec plus d’éclat
l’amitié dans laquelle il tenait son cousin flamand ?

Or, le lendemain, pendant la
cérémonie dans la cathédrale, lorsque Louis de Bourbon, grand chambrier de
France, ayant chaussé le roi des bottes fleudelisées, appela le comte de
Flandre pour présenter l’épée, ce dernier ne bougea pas.

Louis de Bourbon répéta :

— Monseigneur le comte de
Flandre !

Louis de Crécy resta immobile,
debout, les bras croisés.

— Monseigneur le comte de
Flandre, proclama le duc de Bourbon, si vous êtes céans, ou quelque personne
pour vous, venez accomplir votre devoir, et ci vous sommons de paraître à peine
de forfaiture.

Un grand silence s’était fait sous
les voûtes et un étonnement apeuré se peignait sur les visages des prélats, des
barons, des dignitaires ; mais le roi restait impassible, et Robert
d’Artois reniflait, nez en l’air, comme s’il s’intéressait au jeu du soleil à
travers les vitraux.

Enfin le comte de Flandre consentit
à avancer, s’arrêta devant le roi, s’inclina et dit :

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