Le Lis et le Lion (11 page)

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Authors: Druon,Maurice

Tags: #Historique

BOOK: Le Lis et le Lion
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« Vivrai-je encore quand ce
fruit sera mûr, et le pourrai-je cueillir ? » songeait le comte de
Bouville en regardant la poire de l’espalier.

 

Messire Pierre de Machaut, seigneur
de Montargis, était un homme qui ne pardonnait jamais les injures, même aux
morts. Le trépas de ses ennemis ne suffisait pas à apaiser ses ressentiments.

Son père, pourvu d’un haut emploi au
temps du Roi de fer, en avait été destitué par Enguerrand de Marigny, et la
fortune de la famille en avait grandement souffert. La chute du tout-puissant
Enguerrand avait été pour Pierre de Machaut une revanche personnelle ; le
grand jour de sa vie restait celui où, comme écuyer du roi Louis Hutin, il
avait conduit Monseigneur de Marigny au gibet. Conduit, c’était manière de
dire ; accompagné, plutôt, et pas au premier rang, mais parmi nombre de
dignitaires plus importants que lui. Toutefois, les années passant, ces
seigneurs l’un après l’autre étaient décédés, ce qui permettait à messire
Pierre de Machaut, chaque fois qu’il racontait ce trajet mémorable, de
s’avancer d’une place dans la hiérarchie du cortège.

D’abord il s’était contenté d’avoir
défié des yeux messire Enguerrand debout sur sa charrette et de lui avoir bien
prouvé par son visage que quiconque nuisait aux Machaut, si élevé fût-il,
bientôt en recueillait malheur.

Ensuite, le souvenir embellissant
les choses, il assurait que Marigny, pendant cette ultime promenade, non
seulement l’avait reconnu mais encore s’était adressé à lui en disant tristement :

— Ah ! c’est vous,
Machaut ! Vous triomphez à présent ; je vous ai nui, je m’en repens.

Aujourd’hui, après quatorze ans
écoulés, il semblait qu’Enguerrand de Marigny allant à son supplice n’ait eu de
paroles que pour Pierre de Machaut et, de la prison jusqu’à Montfaucon, ne lui
eût rien celé de l’état de sa conscience.

Petit, les sourcils gris joints
au-dessus du nez, la jambe raidie par une mauvaise chute en tournoi, Pierre de
Machaut continuait de faire soigneusement graisser des cuirasses qu’il n’endosserait
plus jamais. Il était vaniteux autant que rancunier, et Robert d’Artois le
savait bien qui avait pris la peine d’aller le visiter deux fois pour qu’il lui
parlât justement de cette fameuse chevauchée auprès de la charrette de messire
Enguerrand.

— Eh bien ! contez donc
tout cela aux commissaires du roi qui viendront vous demander témoignage sur
mon affaire, avait dit Robert. Les avis d’un homme aussi preux que vous l’êtes
sont choses d’importance ; vous éclairerez le roi et vous acquerrez grande
gratitude de sa part comme de la mienne. Vous a-t-on jamais pensionné pour les
services que votre père et vous-même rendîtes au royaume ?

— Jamais.

Quelle injustice ! Alors que
tant d’intrigants, de bourgeois, de parvenus, s’étaient fait mettre pendant les
derniers règnes sur la liste des dons de la cour, comment avait-on pu oublier
un homme d’aussi grande vertu que messire de Machaut ? Oubli volontaire, à
n’en pas douter, et inspiré par la comtesse Mahaut qui avait toujours eu partie
liée avec Enguerrand de Marigny !

Robert d’Artois veillerait
personnellement à ce que cette iniquité fût réparée.

Si bien que lorsque le chevalier de
Villebresme, toujours flanqué du notaire Tesson, se présenta chez l’ancien
écuyer, celui-ci ne mit pas moins de zèle à répondre aux questions que le
commissaire à les poser.

L’interrogatoire eut lieu dans un
jardin voisin, comme c’était l’usage de justice, les dépositions devant être
faites en lieu ouvert et à l’air libre.

À entendre Pierre de Machaut, on eût
cru que l’exécution de Marigny s’était passée l’avant-veille.

— Ainsi, disait Villebresme,
vous étiez, messire, devant la charrette quand le sire Enguerrand en fut
descendu auprès du gibet ?

— Je suis monté dans la
charrette, répondit Machaut, et d’ordre du roi Louis X je demandai au
condamné de quelles fautes de gouvernement il voulait s’accuser avant de
comparaître devant Dieu.

En réalité, c’était Thomas de
Marfontaine qui avait été chargé de cet office, mais Thomas de Marfontaine
était mort depuis longtemps…

— Et Marigny continua de se
donner pour innocent de toutes les fautes qui lui avaient été reprochées
pendant son procès ; il reconnut néanmoins… ce sont ses propres paroles où
l’on retrouve bien sa fourberie… « Avoir pour des causes justes accompli
des actions injustes ». Alors je lui demandai quelles étaient ces actions,
et il m’en cita plusieurs, comme d’avoir destitué mon père, le sire de
Montargis, et aussi d’avoir soustrait aux registres royaux le traité de mariage
du feu comte d’Artois afin de servir l’intérêt de Madame Mahaut et de ses
filles, les brus du roi.

— Ah ! c’est donc lui qui
fit accomplir ce retrait ? Il s’en est accusé ! s’écria Villebresme.
Voilà qui est important. Notez, Tesson, notez.

Le notaire n’avait pas besoin de cet
encouragement et grattait son papier avec entrain. Le bon témoin que ce sire de
Machaut !

— Et savez-vous, messire,
demanda Tesson prenant à son tour la parole, si le sire Enguerrand fut payé
pour cette forfaiture ?

Machaut eut une légère hésitation et
ses sourcils gris se froncèrent.

— Certes, il le fut,
répondit-il. Car je lui demandai encore s’il était vrai qu’il eût reçu, comme
on le disait, quarante mille livres de Madame Mahaut pour lui faire gagner son
procès devant le roi. Et Enguerrand baissa la tête en signe d’assentiment et de
grande honte, et il me répondit : « Messire de Machaut, priez Dieu
pour moi », ce qui était bien un aveu.

Et Pierre de Machaut croisa les bras
d’un air de mépris triomphant.

— À présent tout est bien
clair, dit Villebresme avec satisfaction.

Le notaire transcrivait les derniers
points de la déposition.

— Avez-vous entendu déjà
beaucoup de témoins ? demanda l’ancien écuyer.

— Quatorze, messire, et il nous
en reste le double à entendre, dit Villebresme. Mais nous sommes huit
commissaires et deux notaires à nous partager la besogne.

 

II
LE PLAIDEUR CONDUIT L’ENQUÊTE

Le cabinet de travail de Monseigneur
d’Artois était décoré de quatre grandes fresques pieuses, assez platement
peintes, où l’ocre et le bleu dominaient quatre figures de saints, « pour
inspirer confiance », disait le maître du lieu. À droite, saint Georges
terrassait le dragon ; en face, saint Maurice, autre patron des
chevaliers, se dressait en cuirasse et cotte azurée ; sur le mur du fond,
saint Pierre tirait de la mer ses inépuisables filets ; sainte Madeleine,
patronne des pécheresses, vêtue seulement de ses cheveux d’or, occupait la
dernière paroi. C’était surtout vers ce mur-là que Monseigneur Robert aimait à
porter les yeux.

Les poutres du plafond étaient
pareillement peintes d’ocre, de jaune et de bleu, avec, de place en place, les
blasons d’Artois, de Beaumont et de Valois. Des tables couvertes de brocarts,
des coffres où traînaient des armes somptueuses, et de lourdes torchères de fer
doré meublaient la pièce.

Robert se leva de son grand siège et
rendit au notaire les minutes des dépositions qu’il venait de parcourir.

— Fort bien, fort bonnes
pièces, déclara-t-il, surtout le dire du sire de Machaut qui paraît très
spontané, et complète tout à propos celui du comte de Bouville. Décidément vous
êtes habile homme, maître Tesson de la Chicane, et je ne regrette point de vous
avoir élevé là où vous êtes. Sous votre face de Carême jeûné, il se cache plus
d’astuce que dans la tête creuse de bien des maîtres au Parlement. Il faut
reconnaître que Dieu vous a doté d’assez de place pour loger votre cervelle.

Le notaire eut un sourire obséquieux
et inclina son crâne démesuré, coiffé du bonnet qui ressemblait à un énorme
chou noir. Les compliments moqueurs de Monseigneur d’Artois dissimulaient
peut-être quelque promesse d’avancement.

— Est-ce là toute la
récolte ? Avez-vous d’autres nouvelles à me donner pour ce jour ?
ajouta Robert. Où en sommes-nous avec l’ancien bailli de Béthune ?

La procédure est une passion, comme
le jeu. Robert d’Artois ne vivait plus que pour son procès, ne pensait,
n’agissait qu’en fonction de sa cause. Cette quinzaine-là, la seule affaire de
son existence était de se procurer des témoignages. Son esprit y travaillait de
l’aube au soir, et même la nuit il se réveillait, tiré du rêve par une
inspiration soudaine, pour sonner son valet Lormet qui arrivait tout somnolent
et rechignant, et lui demander :

— Vieux ronfleur, ne m’as-tu
pas parlé l’autre jour d’un certain Simon Dourin ou Dourier, qui fut clerc de
plume chez mon grand-père ? Sais-tu si l’homme vit toujours ? Tâche
demain à t’en enquérir.

À la messe, qu’il entendait chaque
jour par convenance, il se surprenait à prier Dieu pour le succès de son
procès. De la prière, il revenait tout naturellement à ses machinations, et se
disait, pendant l’Évangile :

« Mais ce Gilles Flamand, qui
fut autrefois écuyer de Mahaut et qu’elle a chassé pour quelque méfait… Voilà
un homme, peut-être, qui pourrait témoigner pour moi. Il ne faut pas que
j’oublie cela. »

On ne l’avait jamais vu plus assidu
aux travaux du Conseil ; il passait chaque jour plusieurs heures au Palais
et donnait l’impression de s’employer ferme aux tâches du royaume ; mais
c’était seulement pour garder prise sur son beau-frère Philippe VI, se
rendre indispensable et veiller à ce qu’on ne nommât aux emplois que des gens
de son choix. Il suivait de fort près les arrêts de justice afin d’y puiser
l’idée de quelque manœuvre. De tout le reste, il se moquait.

Qu’en Italie Guelfes et Gibelins
continuassent à s’entre-déchirer, qu’Azzo Visconti ait fait assassiner son
oncle Marco et barricadé la ville de Milan contre les troupes de l’empereur
Louis de Bavière, tandis qu’en revanche Vérone, Vicence, Padoue, Trévise, se
soustrayaient à l’autorité du pape protégé par la France, Monseigneur d’Artois
le savait, l’entendait, mais n’y songeait qu’à peine.

Qu’en Angleterre le parti de la
reine se trouvât en difficulté, et que l’impopularité de Roger Mortimer devînt
chaque jour plus grande, Monseigneur d’Artois haussait les épaules.
L’Angleterre, ces jours-là, ne l’intéressait pas, non plus que les lainiers des
Flandres qui, pour les avantages de leur commerce, multipliaient les ententes
avec les compagnies anglaises.

Mais que maître Andrieu de Florence,
chanoine-trésorier de Bourges, fût pourvu d’un nouveau bénéfice ecclésiastique,
ou que le chevalier de Villebresme passât à la Chambre aux deniers, ah !
voilà qui était chose importante et ne pouvait supporter sursis ! C’est
que maître Andrieu, avec le sire de Villebresme, était des huit commissaires
nommés pour instruire le procès d’Artois.

Ces commissaires, Robert les avait
désignés à Philippe VI et pratiquement choisis… « Si l’on prenait
Bouchait de Montmorency ? Il nous a toujours loyalement servis… Si l’on
prenait Pierre de Cugnières ? Voilà un homme avisé que chacun s’accorde à
respecter… » De même pour les notaires, dont ce Pierre Tesson depuis vingt
ans attaché d’abord à l’hôtel de Valois, puis à la maison de Robert.

Jamais Pierre Tesson ne s’était
senti si important ; jamais il n’avait été traité avec tant de familière
amitié, comblé d’autant de pièces d’étoffes pour les robes de son épouse, et de
petits sacs d’or pour lui-même. Néanmoins il était fatigué, parce que Robert
harcelait son monde et que la vitalité de cet homme était tout bonnement
épuisante.

D’abord Monseigneur Robert était
presque toujours debout. Sans arrêt il arpentait son cabinet, entre les hautes
figures de saints. Maître Tesson ne pouvait décemment s’asseoir en présence de
si grand personnage qu’un pair de France. Or les notaires ont l’habitude de
travailler assis. Maître Tesson peinait donc à soutenir son sac de cuir noir
qu’il n’osait poser sur les brocarts, et dont il extrayait les pièces l’une
après l’autre ; il redoutait d’achever ce procès avec un mal de reins pour
la vie.

— J’ai vu, dit-il répondant à
la question de Robert, l’ancien bailli Guillaume de la Planche, qui est
présentement détenu au Châtelet. La dame de Divion était allée le visiter
auparavant ; il a bien témoigné comme nous l’attendions. Il demande que vous
n’oubliez point de parler à messire Miles de Noyers pour sa grâce, car son
affaire est mauvaise et il risque fort d’être pendu
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.

— Je veillerai à ce qu’on le
relâche ; qu’il dorme tranquille. Et Simon Dourier, l’avez-vous
entendu ?

— Je ne l’ai pas entendu
encore, Monseigneur, mais je l’ai approché. Il est prêt à déclarer par-devant
les commissaires qu’il était présent le jour de 1302 où le comte
Robert II, votre grand-père, peu avant de défunter, dicta la lettre qui
confirmait votre droit à l’héritage d’Artois.

— Ah ! Fort bien, fort
bien.

— Je lui ai promis aussi qu’il
serait repris dans votre hôtel et pensionné par vous.

— Pourquoi en avait-il été
chassé ? demanda Robert.

Le notaire esquissa le geste courbe
de quelqu’un qui met de l’argent dans sa poche.

— Bah ! s’écria Robert, il
est vieux à présent, il a eu le temps de se repentir ! Je lui donnerai
cent livres l’an, le logement, et les draps.

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