Le Lis et le Lion (15 page)

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Authors: Druon,Maurice

Tags: #Historique

BOOK: Le Lis et le Lion
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— Eh bien ! Madame, tout
le mal vient de l’héritage de mon oncle Thierry… et de ce que vous n’avez point
voulu payer ce qu’il laissait à la Divion. Une mauvaise créature, certes, et
qui ne méritait pas tant ! Mais vous vous êtes fait là une ennemie qui
tenait certains secrets de la bouche de mon oncle… et qui est en train de les
vendre à Monseigneur Robert. C’est une chance encore que j’aie pu vider à temps
le coffre d’Hirson… où mon oncle serrait certains de vos papiers ! Voyez
quel usage en aurait pu faire cette mauvaise femme… Un peu d’argent et de terre
que vous lui eussiez donnés… et le bec lui était scellé.

— Eh oui ! dit Mahaut,
j’ai peut-être eu tort. Mais avoue que cette ribaude qui s’en va se chauffer
dans les draps d’un évêque, et se fait encore porter au testament comme si elle
était épouse légitime… Eh oui ! j’ai peut-être eu tort…

Béatrice aidait Mahaut à ôter sa
chemise de jour. La géante levait ses énormes bras, découvrant aux aisselles
une triste toison blanche ; la graisse formait bosse sur sa nuque, comme
sur l’échine des bœufs ; la mamelle était lourde, affaissée, monstrueuse.

« Elle est vieille, pensait
Béatrice, elle va mourir… mais quand ? Jusqu’à son dernier jour, je vais
vêtir et dévêtir ce vilain corps et user toutes mes nuits auprès… Et lorsqu’elle
sera morte, que m’arrivera-t-il ? Monseigneur Robert va sans doute gagner,
avec l’appui du roi… La maison de Mahaut sera dispersée… »

Quand elle eut passé autour de
Mahaut la chemise de nuit, Béatrice reprit :

— Si vous faisiez offrir à
cette Divion de lui payer le legs qu’elle réclame… et même quelque chose en
sus, vous la ramèneriez sans doute dans votre parti ; et, si elle a servi
à votre neveu pour de mauvaises besognes, vous pourriez connaître lesquelles…
et en tirer avantage.

— C’est peut-être sagesse ce
que tu dis là, répondit Mahaut. Mon comté vaut bien de dépenser un millier de
livres, même pour payer le péché. Mais comment l’approcher, cette catin ?
Elle loge à l’hôtel de Robert qui doit la faire de près surveiller… et même la
caresser un peu à l’occasion, car il n’a guère de dégoût. Il ne faudrait pas
que la démarche fût éventée.

— Je m’offre, Madame, à aller
la voir et à lui parler. Je suis la nièce de Thierry. Il pourrait m’avoir
confié pour elle quelque volonté…

Mahaut regarda attentivement le
visage calme, presque souriant, de sa demoiselle de parage.

— Tu risques gros, dit-elle. Si
jamais Robert l’apprend…

— Je sais. Madame… je sais ce
que je risque ; mais le péril n’est point pour m’effrayer, dit Béatrice en
ramenant sur la comtesse, qui s’était couchée, la couverture brodée.

— Allons, tu es une bonne
fille, dit Mahaut. La joue ne te brûle pas trop ?

— Si, Madame, toujours… pour
vous servir…

 

VI
BÉATRICE ET ROBERT

Lormet l’avait reçue à la petite
porte de l’hôtel, celle qu’empruntaient les fournisseurs, comme si la visiteuse
avait été une quelconque fripière ou brodeuse venue livrer une commande.
D’ailleurs, vêtue d’une pèlerine de léger drap gris dont le capuchon lui
couvrait les cheveux, Béatrice d’Hirson ne se distinguait en rien d’une
ordinaire bourgeoise.

Elle avait immédiatement reconnu le
vieux serviteur personnel de Monseigneur d’Artois ; mais elle n’en avait
pas montré d’étonnement, pas plus qu’elle n’en témoignait à traverser les deux
cours, les bâtiments de service, et à voir qu’on la conduisait vers les
appartements seigneuriaux.

Lormet allait devant, le souffle un
peu bruyant, et se retournait de temps en temps pour jeter par-dessus l’épaule
un regard défiant sur cette fille trop belle, à la démarche glissante et
balancée, et qui ne paraissait nullement intimidée.

« Qu’ont à faire ici les gens
de Mahaut ? bougonnait intérieurement Lormet. Quel plat de sa façon cette
gueuse vient-elle cuire à nos fourneaux ? Ah ! Monseigneur Robert est
bien imprudent de lui avoir laissé franchir l’huis ! La dame Mahaut sait
bien comment agir ; ce n’est pas la plus laide de ses femmes qu’elle lui
dépêche ! »

Un couloir voûté, une tapisserie,
une porte basse qui tourna sur des gonds bien huilés, et Béatrice vit, aux
trois murs, saint Georges dardant sa lance, saint Maurice appuyé sur son glaive
et saint Pierre tirant ses filets.

Monseigneur Robert se tenait debout
au milieu de la pièce, les jambes largement écartées, les bras croisés sur le
poitrail et le menton posé sur le col.

Béatrice abaissa ses longs cils, et
se sentit parcourue d’un délectable frémissement de crainte et de satisfaction
mêlées.

— Vous ne vous attendiez point
à me voir, je pense, dit Robert d’Artois.

— Oh ! Si, Monseigneur…
répondit Béatrice de sa voix lente ; c’était bien vous que j’espérais
approcher.

Elle avait fait le nécessaire pour
cela, et si peu déguisé, pendant une semaine, ses émissaires auprès de la
Divion que tout l’hôtel devait être averti.

La réponse surprit un peu Robert.

— Alors, que venez-vous
faire ? M’annoncer la mort de ma tante Mahaut ?

— Oh ! non, Monseigneur…
Madame Mahaut s’est seulement cassé une dent.

— Belle nouvelle, dit Robert,
mais qui ne me paraît pas valoir le dérangement. Vous envoie-t-elle en
messagère ? Voit-elle qu’elle a perdu sa cause et veut-elle à présent
traiter avec moi ? Je ne traiterai pas !

— Oh ! non, Monseigneur…
Madame Mahaut ne veut pas traiter puisqu’elle sait qu’elle gagnera.

— Elle gagnera ? En
vérité ! Contre cinquante-cinq témoins, tous accordés pour reconnaître les
vols et tromperies commis à mon endroit ?

Béatrice sourit.

— Madame Mahaut en aura bien
soixante, Monseigneur, pour prouver que vos témoins disent faux, et qui auront
été payés le même prix…

— Ah ça ! La belle ;
est-ce pour me narguer que vous êtes entrée ici ? Les témoins de votre
maîtresse ne vaudront rien parce que les miens appuient de bonnes pièces, que
je montrerai.

— Ah ! vraiment,
Monseigneur ? dit Béatrice d’un ton faussement respectueux. Alors c’est
que Madame Mahaut se trompe sur la raison de la grande recherche de sceaux qui
se fait en Artois, ces temps-ci… pour votre maison.

— On recherche des sceaux, dit
Robert irrité, parce qu’on recherche toutes pièces anciennes, et que mon
nouveau chancelier veille à mettre ordre en mes registres.

— Ah ! vraiment, Monseigneur…
répéta Béatrice.

— Mais ce n’est pas à vous de
m’interroger ! C’est moi qui vous demande ce que vous cherchez ici. Vous
venez soudoyer mes gens ?

— Nul besoin, Monseigneur,
puisque je suis parvenue jusqu’à vous.

— Mais que me voulez-vous, à la
parfin ? s’écria-t-il.

Béatrice parcourait la pièce du
regard. Elle vit la porte par laquelle elle était entrée, et qui s’ouvrait dans
le ventre de la Madeleine. Elle eut un léger rire.

— Est-ce par cette chatière que
passent toujours les dames que vous recevez ?

Le géant commençait à s’énerver.
Cette voix traînante, ironique, ce rire bref, ce regard noir qui brillait un
instant et s’éteignait aussitôt derrière les longs cils recourbés, tout cela le
troublait un peu.

« Prends garde, Robert, se
disait-il, c’est là garce fameuse et qu’on ne doit pas t’envoyer pour ton
bien ! »

Il la connaissait de longue date, la
demoiselle Béatrice ! Ce n’était pas la première fois qu’elle le
provoquait. Il se rappelait comment à l’abbaye de Chaâlis, sortant d’un conseil
nocturne autour du roi Charles IV à propos des affaires d’Angleterre, il
avait trouvé Béatrice qui l’attendait sous les arches du cloître de
l’hôtellerie. Et bien d’autres fois encore… À chaque rencontre, c’était le même
regard attaché au sien, le même mouvement onduleux des hanches, le même
soulèvement de poitrine. Robert n’était pas homme que la fidélité
ligotait ; un tronc d’arbre habillé d’un jupon l’eût fait sortir de sa
route. Mais cette fille, qui était à Mahaut et pour toutes besognes, lui avait
toujours inspiré la prudence.

— Ma belle, vous êtes sûrement
bien gueuse, mais peut-être également êtes-vous avisée. Ma tante croit qu’elle
gagnera sa cause ; mais vous, l’œil plus ouvert, vous vous dites déjà
qu’elle la perdra. Sans doute pensez-vous que le bon vent va cesser de souffler
du côté de Conflans, et qu’il serait temps de se faire bien voir de ce
Monseigneur Robert dont on a tant médit, auquel on a si grandement nui, et dont
la main risque d’être lourde le jour de la vengeance. N’est-ce pas cela ?

Il marchait de long en large selon
son habitude. Il portait une cotte courte qui lui moulait la panse ; les
énormes muscles de sa cuisse tendaient l’étoffe de ses chausses. Béatrice, à
travers ses cils, ne cessait de l’observer, depuis la rousse chevelure jusqu’aux
souliers.

« Comme il doit peser
lourd ! » pensait-elle.

— Mais on n’acquiert pas mes
faveurs par un sourire, sachez-le, continuait Robert. À moins que vous n’ayez
grand besoin de monnaie et quelque secret à me vendre ? Je récompense si
l’on me sert, mais je suis sans pitié si l’on veut me truffer !

— Je n’ai rien à vous vendre,
Monseigneur.

— Alors, demoiselle Béatrice,
pour votre gouverne et salut, sachez que vous aurez avantage à prendre au large
des portes de mon hôtel, quel que soit le prétexte à vous en approcher. Mes
cuisines sont bien gardées, mes plats sont éprouvés, mon vin est essayé avant
qu’on ne me le verse.

Béatrice se passa sur les lèvres la
pointe de la langue, comme si elle goûtait une liqueur savoureuse.

« Il redoute que je l’empoisonne »,
se disait-elle.

Oh ! qu’elle s’amusait, et
qu’elle avait peur à la fois. Et Mahaut, pendant ce temps, qui la croyait
occupée à circonvenir la Divion ! Oh ! l’admirable moment !
Béatrice avait l’impression de tenir au creux de sa main plusieurs lacs invisibles
et mortels. Encore fallait-il les bien assujettir.

Elle rabattit en arrière son
capuchon, dénoua le cordon du col et ôta sa pèlerine. Ses cheveux sombres,
épais, étaient tordus en tresse autour des oreilles. Sa robe de marbré, fort
échancrée sur la poitrine, montrait la naissance généreuse des seins. Robert,
qui aimait les femmes plantureuses, ne put s’empêcher de penser que Béatrice
avait gagné en beauté depuis leur dernière rencontre.

Béatrice étala sa pèlerine sur le
dallage de façon qu’elle couvrît la moitié d’un rond. Robert eut un regard de
surprise.

— Que faites-vous donc
là ?

Elle ne répondit pas, tira de son
aumônière trois plumes noires qu’elle posa sur le haut de la pèlerine, les
croisant pour former comme une petite étoile ; puis elle se mit à tourner,
décrivant de l’index un cercle imaginaire et murmurant des paroles
incompréhensibles.

— Mais que faites-vous ?
répéta Robert.

— Je vous ensorcelle…
Monseigneur, répondit tranquillement Béatrice, comme si c’était la chose la
plus naturelle du monde, ou tout au moins la chose la plus coutumière pour
elle.

Robert éclata de rire. Béatrice le
regarda et lui prit la main comme pour l’amener à l’intérieur du cercle. La
main de Robert se retira.

— Vous avez peur,
Monseigneur ? dit Béatrice en souriant.

Voilà bien la force des
femmes ! Quel seigneur eût osé dire au comte Robert d’Artois qu’il avait
peur sans recevoir un poing énorme sur la face ou une épée de vingt livres en
travers du crâne ? Et voici qu’une vassale, une chambrière, vient rôder
autour de son hôtel, se fait conduire jusqu’à lui, occupe son temps à lui
conter des sornettes… « Mahaut a perdu une dent… Je n’ai pas de secret à
vous vendre… » étend son manteau sur le carrelage et lui déclare en belle
face qu’il a peur !

— Vous semblez avoir toujours
craint de vous approcher de moi, continua Béatrice. Le jour que je vous vis
pour la première fois, il y a bien longtemps, à l’hôtel de Madame Mahaut… quand
vous vîntes lui annoncer que ses filles allaient être jugées… peut-être ne vous
souvenez-vous pas… déjà, vous vous étiez détourné de moi. Et souventes fois
depuis… Non, Monseigneur, ne me faites point croire que vous auriez peur !

Sonner Lormet, lui ordonner
d’éloigner cette moqueuse ; n’était-ce pas ce que la sagesse conseillait à
Robert, sans perdre davantage de temps ?

— Et que cherches-tu, avec ta
chape, ton cercle, et tes trois plumes ? demanda-t-il. À faire apparaître
le Diable ?

— Mais oui, Monseigneur… dit
Béatrice.

Il haussa les épaules devant cette
gaminerie et, par jeu, avança dans le cercle.

— Voilà qui est fait,
Monseigneur. C’est tout juste ce que je voulais. Parce que c’est vous, le
Diable…

Quel homme résiste à ce
compliment-là ? Robert eut cette fois un vrai rire, un rire de gorge
satisfait. Il prit le menton de Béatrice entre le pouce et l’index.

— Sais-tu que je pourrais te
faire brûler comme sorcière ?

— Oh ! Monseigneur…

Elle se tenait contre lui, la tête
levée vers les larges mâchoires piquées de poils rouges ; elle percevait
son odeur de sanglier forcé. Elle était tout émue de danger, de trahison, de
désir et de satanisme.

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