Le Lis et le Lion (19 page)

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Authors: Druon,Maurice

Tags: #Historique

BOOK: Le Lis et le Lion
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Ce que Robert s’empressa de faire,
par une lettre ainsi rédigée : « Mon très cher et redouté Seigneur,
comme je, Robert d’Artois, votre humble comte de Beaumont, ai été longtemps
déshérité contre droits et contre toute raison, par plusieurs malices, fraudes
et cautèles, de la comté d’Artois, laquelle m’appartient et doit m’appartenir
par plusieurs causes bonnes, justes, de nouveau venues à ma connaissance, ainsi
vous requiers humblement qu’en mon droit vous me vouliez ouïr… »

La première fois que Robert revint à
la maison Bonnefille, Béatrice crut lui servir un plat de choix en lui faisant
le récit, heure par heure, des derniers moments de Mahaut. Il écouta, mais sans
témoigner aucun plaisir.

— On dirait que tu la
regrettes, dit-elle.

— Non point, non point,
répondit Robert, pensivement, elle a bien payé…

Son esprit était déjà tourné vers le
prochain obstacle.

— À présent je puis être dame
de parage chez toi. Quand vais-je entrer en ton hôtel ?

— Quand j’aurai l’Artois,
répondit Robert. Fais en sorte de rester auprès de la fille de Mahaut ;
c’est elle, maintenant, qu’il me faut écarter de ma route.

Lorsque Madame Jeanne la Veuve,
retrouvant un goût des honneurs qu’elle n’avait plus éprouvé depuis la mort de
son époux Philippe le Long, et libérée, enfin, à trente-sept ans, de
l’étouffante tutelle maternelle, se déplaça en grand appareil pour aller
prendre possession de l’Artois, elle fit halte à Roye-en-Vermandois. Là, elle
eut envie de boire un gobelet de vin claret. Béatrice d’Hirson dépêcha
l’échanson Huppin à en quérir. Huppin était plus attentif aux yeux de Béatrice
qu’aux devoirs de son service ; depuis quatre semaines il languissait
d’amour. Ce fut Béatrice qui apporta le gobelet. Comme elle était cette fois
pressée d’en finir, elle n’usa pas d’arsenic mais de sel de mercure.

Et le voyage de Madame Jeanne
s’arrêta là.

Ceux qui assistèrent à l’agonie de
la reine veuve racontèrent que le mal la saisit vers le milieu de la nuit, que
le venin lui coulait par les yeux, la bouche et le nez, et que son corps devint
tout taché de blanc et de noir. Elle ne résista pas deux jours, n’ayant survécu
que deux mois à sa mère.

Alors la duchesse de Bourgogne,
petite-fille de Mahaut, réclama la comté d’Artois.

 

TROISIÈME PARTIE
LES DÉCHÉANCES

 

I
LE COMPLOT DU FANTÔME

Le moine avait déclaré s’appeler
Thomas Dienhead. Il avait le front bas sous une maigre couronne de cheveux
couleur de bière, et tenait les mains cachées dans ses manches. Sa robe de
Frère Prêcheur était d’un blanc douteux. Il regardait à droite et à gauche et
avait demandé par trois fois si « my Lord » était seul, et si aucune
autre oreille ne risquait d’entendre.

— Mais oui, parlez donc, dit le
comte de Kent du fond de son siège, en agitant la jambe avec un rien
d’impatience ennuyée.

— My Lord, notre bon Sire le
roi Édouard le Second est toujours vivant.

Edmond de Kent n’eut pas le sursaut
qu’on aurait pu attendre, d’abord parce qu’il n’était pas homme à faire montre
volontiers de ses émotions, et aussi parce que cette stupéfiante nouvelle lui
avait déjà été portée, quelques jours plus tôt, par un autre émissaire.

— Le roi Édouard est tenu
secrètement au château de Corfe, reprit le moine ; je l’ai vu et viens
vous en fournir témoignage.

Le comte de Kent se leva, enjamba
son lévrier et s’approcha de la fenêtre à petites vitres et croisillons de
plomb par laquelle il observa un moment le ciel gris au-dessus de son manoir de
Kensington.

Kent avait vingt-neuf ans ; il
n’était plus le mince jeune homme qui avait commandé la défense anglaise
pendant la désastreuse guerre de Guyenne, en 1324, et dû, faute de troupes, se
rendre, dans la Réole assiégée, à son oncle Charles de Valois. Mais bien qu’un
peu épaissi, il gardait toujours la même blonde pâleur et la même nonchalance
distante qui cachait plus de tendance au songe qu’à la véritable méditation.

Il n’avait jamais entendu chose plus
étonnante ! Ainsi son demi-frère Édouard II dont le décès avait été
annoncé trois ans plus tôt, qui avait sa tombe à Gloucester – et dont on
n’hésitait plus maintenant, dans le royaume, à nommer les assassins –
aurait encore été de ce monde ? La détention au château de Berkeley, le
meurtre atroce, la lettre de l’évêque Orleton, la culpabilité conjointe de la
reine Isabelle, de Mortimer et du sénéchal Maltravers, enfin l’inhumation à la
sauvette, tout cela n’aurait été qu’une fable, montée par ceux qui avaient
intérêt à ce qu’on crût l’ancien roi décédé, et grossie ensuite par
l’imagination populaire ?

Pour la seconde fois, en moins de
quinze jours, on venait lui faire cette révélation. La première fois, il avait
refusé d’y croire. Mais maintenant il commençait d’être ébranlé.

— Si la nouvelle est vraie,
elle peut changer bien des choses au royaume, dit-il sans précisément
s’adresser au moine.

Car depuis trois ans l’Angleterre
avait eu le temps de s’éveiller de ses rêves. Où étaient la liberté, la
justice, la prospérité, dont on avait imaginé qu’elles s’attachaient aux pas de
la reine Isabelle et du glorieux Lord Mortimer ? De la confiance qu’on
leur avait accordée, des espérances qu’on avait mises en eux, il ne restait
rien que le souvenir d’une vaste illusion déçue.

Pourquoi avoir chassé, destitué,
emprisonné et – du moins le croyait-on jusqu’à ce jour – laissé
assassiner le faible Édouard II soumis à d’odieux favoris, si c’était pour
qu’il fût remplacé par un roi mineur, plus faible encore, et dépouillé de tout
pouvoir par l’amant de sa mère ?

Pourquoi avoir décapité le comte
d’Arundel, assommé le chancelier Baldock, coupé en quatre morceaux Hugh Le
Despenser, quand à présent Lord Mortimer gouvernait avec le même arbitraire,
pressurait le pays avec la même avidité, insultait, opprimait, terrifiait, ne
supportait aucune discussion de son autorité ?

Au moins, Hugh Le Despenser,
créature vicieuse et cupide, présentait-il quelques faiblesses sur lesquelles
on pouvait agir. Il lui arrivait de céder à la peur ou à l’attrait de l’argent.
Roger Mortimer, lui, était un baron inflexible et violent. La Louve de France,
comme on appelait la reine mère, avait pour amant un loup.

Le pouvoir corrompt rapidement ceux qui
s’en saisissent sans y être poussés, avant tout, par le souci du bien public.

Brave, héroïque même, célèbre pour
une évasion sans exemple, Mortimer avait, dans ses années d’exil, incarné les
aspirations d’un peuple malheureux. On se rappelait qu’il avait autrefois
conquis le royaume d’Irlande pour la couronne anglaise ; on oubliait qu’il
s’y était fait la main.

Jamais, en vérité, Mortimer n’avait
pensé à la nation dans son ensemble, ni aux besoins de son peuple. Il ne
s’était fait le champion de la cause publique qu’autant que cette cause se
trouvait confondue pour un moment avec la sienne propre. Il n’incarnait, en
vérité, que les griefs d’une certaine fraction de la noblesse. Devenu le
maître, il se comportait comme si l’Angleterre tout entière fût passée à son
service.

Et d’abord il s’était approprié
presque le quart du royaume en devenant comte des Marches, titre et fief qu’il
avait fait créer pour lui. Au bras de la reine mère, il menait train de roi, et
en usait avec le jeune Édouard III comme si celui-ci eût été non pas son
suzerain mais son héritier.

Lorsque, en octobre 1328, Mortimer
avait exigé du Parlement réuni à Salisbury la confirmation de son élévation à
la pairie, Henry de Lancastre au Tors-Col, doyen de la famille royale, s’était
abstenu de siéger. Au cours de la même session, Mortimer avait fait pénétrer
ses troupes en armes dans l’enceinte du Parlement, pour mieux appuyer ses
volontés. Ce genre de contrainte ne fut jamais du goût des assemblées.

Presque fatalement, la même
coalition formée naguère pour abattre les Despensers s’était reconstituée
autour des mêmes princes du sang, autour d’Henry Tors-Col, autour des comtes de
Norfolk et de Kent, oncles du jeune roi.

Deux mois après l’affaire de
Salisbury, Tors-Col, profitant d’une absence de Mortimer et d’Isabelle,
réunissait secrètement à Londres, dans l’église Saint-Paul, de nombreux évêques
et barons, afin d’organiser un soulèvement armé. Or Mortimer entretenait des
espions partout. Avant même que la coalition se fût équipée, il venait ravager
avec ses propres troupes la ville de Leicester, premier fief des Lancastre.
Henry voulait continuer la lutte ; mais Kent, jugeant l’affaire mal
engagée, se dérobait alors, peu glorieusement.

Si Lancastre s’était tiré de ce
mauvais pas sans autre dommage qu’une amende, d’ailleurs impayée, de onze mille
livres, il le devait à ceci qu’il était premier membre du Conseil de régence et
tuteur du roi, et que, par une logique absurde, Mortimer avait besoin de
maintenir la fiction juridique de cette tutelle afin de pouvoir faire également
condamner, pour révolte contre le roi, des adversaires tels que Lancastre
lui-même !

Ce dernier avait été envoyé en
France, sous le prétexte de négocier le mariage de la sœur du jeune roi avec le
fils aîné de Philippe VI. Cet éloignement était une prudente disgrâce, sa
mission durerait longtemps.

Tors-Col absent, Kent se trouvait du
coup, et presque malgré lui, le chef des mécontents. Tout refluait vers sa
personne ; et lui-même cherchait à effacer sa défection de l’année précédente.
Non, ce n’était pas la lâcheté qui l’avait détourné d’agir…

Il pensait à toutes ces choses,
confusément, devant la fenêtre de son château de Kensington. Le moine se tenait
toujours immobile, les mains dans les manches. Qu’il fût un Frère Prêcheur, tout
comme le premier messager qui lui avait déjà certifié qu’Édouard II
n’était pas mort, donnait également à réfléchir au comte de Kent, et
l’inclinait à prendre la nouvelle au sérieux, car l’ordre des Dominicains était
réputé hostile à Mortimer. Or l’information, si elle était véridique, faisait
tomber toutes les présomptions de régicide qui pesaient sur Isabelle et
Mortimer. En revanche, elle modifiait complètement la situation du royaume.

Car maintenant le peuple regrettait
Édouard II et, passant d’un extrême à l’autre, n’était pas loin d’élever
au martyre ce prince dissolu. Si Édouard II vivait encore, le Parlement
pourrait fort bien revenir sur ses actes passés, en déclarant qu’ils lui
avaient été imposés, et restaurer l’ancien souverain.

Quelles preuves, après tout,
possédait-on de sa mort ? Le témoignage des habitants de Berkeley défilant
devant la dépouille ? Mais combien d’entre eux avaient-ils vu
Édouard II auparavant ? Qui pouvait affirmer qu’on ne leur avait pas
montré un autre corps ?… Nul membre de la famille royale ne se trouvait
présent aux obsèques mystérieuses en l’abbatiale de Gloucester ; en outre,
c’était un cadavre vieux d’un mois, dans une caisse couverte d’un drap noir,
qu’on avait descendu au tombeau.

— Et vous dites, frère
Dienhead, l’avoir véritablement vu, de vos yeux ? demanda Kent en se
retournant.

Thomas Dienhead regarda de nouveau
autour de lui, comme un bon conspirateur, et répondit à voix basse :

— C’est le prieur de notre
ordre qui m’a envoyé là-bas ; j’ai gagné la confiance du chapelain qui,
pour me permettre l’entrée, m’a obligé de revêtir des habits laïques. Tout un
jour je suis resté caché dans un petit bâtiment, à gauche du corps de
garde ; au soir on m’a fait pénétrer dans la grand-salle, et là j’ai bien
vu le roi attablé, entouré d’un service d’honneur.

— Lui avez-vous parlé ?

— On ne m’a pas laissé
l’approcher, dit le frère ; mais le chapelain me l’a montré, de derrière
un pilier, et il m’a dit : « C’est lui. »

Kent demeura un moment silencieux,
puis demanda :

— Si j’ai besoin de vous,
puis-je vous faire quérir au couvent des Frères Prêcheurs ?

— Non point, my Lord, car mon
prieur m’a conseillé de ne pas demeurer au couvent, pour le moment.

Et il donna son adresse, dans
Londres, chez un clerc du quartier Saint-Paul.

Kent ouvrit son aumônière et lui
tendit trois pièces d’or. Le frère refusa ; il n’avait le droit d’accepter
aucun présent.

— Pour les aumônes de votre
ordre, dit le comte de Kent.

Alors le frère Dienhead sortit une
main de ses manches, s’inclina très bas, et se retira.

Le jour même, Edmond de Kent
décidait d’avertir les deux principaux prélats naguère affiliés à la
conjuration manquée, Graveson, l’évêque de Londres, et l’archevêque d’York,
William de Melton, celui-là même qui avait marié Édouard III et Philippa de
Hainaut.

« On m’affirme par deux fois et
de sources qui paraissent sûres… » leur écrivait-il.

Les réponses ne se firent pas
attendre. Graveson garantissait son appui au comte de Kent en toute action que
celui-ci voudrait mener ; quant à l’archevêque d’York, primat
d’Angleterre, il envoya son propre chapelain, Allyn, porter promesse de fournir
cinq cents hommes d’armes, et même davantage s’il était nécessaire, pour la
délivrance de l’ancien roi.

Kent prit alors d’autres contacts,
avec Lord de la Zouche notamment, et avec plusieurs seigneurs, tels que Lord
Beaumont et sir Thomas Rosslyn, qui s’étaient réfugiés à Paris afin de se
soustraire à la vindicte de Mortimer. Car il y avait de nouveau, en France, un
parti d’émigrés.

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