Le Lis et le Lion (16 page)

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Authors: Druon,Maurice

Tags: #Historique

BOOK: Le Lis et le Lion
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Une ribaude, une ribaude bien
franche, comme Robert les aimait ! « Qu’est-ce que je
risque ? » se dit-il.

Il la saisit aux épaules, l’attira
contre lui.

« C’est le neveu de Madame
Mahaut, son neveu qui lui souhaite tant de mal », pensait Béatrice tandis
qu’elle perdait souffle contre sa bouche.

 

VII
LA MAISON BONNEFILLE

L’évêque Thierry d’Hirson, de son
vivant, possédait à Paris, dans la rue Mauconseil, un hôtel jouxte celui de la
comtesse d’Artois, et qu’il avait agrandi en achetant la maison d’un de ses
voisins nommé Julien Bonnefïlle. Ce fut cette maison, reçue en héritage, que
Béatrice proposa à Robert d’Artois comme abri de leurs rencontres.

La promesse de s’ébattre en
compagnie de la dame de parage de Mahaut, à côté de l’hôtel de Mahaut, dans une
maison payée sur les deniers de Mahaut, et qui, de surcroît, gardait le nom de
maison Bonnefïlle, il y avait en tout cela de quoi satisfaire le penchant
naturel de Robert pour la farce. Le sort organise parfois de ces amusements…

Néanmoins, Robert, dans les débuts,
n’en usa qu’avec une extrême prudence. Bien qu’il fût lui-même propriétaire,
dans la même rue, d’un hôtel où il ne résidait pas mais qu’il venait visiter de
temps à autre, il préférait ne se rendre à la maison Bonnefïlle que le soir
tombé. En ces quartiers proches de la Seine, où les voies étroites étaient
encombrées d’une foule dense et lente, un seigneur tel que Robert d’Artois, de
stature si reconnaissable et escorté d’écuyers, ne pouvait passer inaperçu.
Robert attendait donc la chute du jour. Il se faisait toujours accompagner de
Gillet de Nelle et de trois serviteurs, choisis parmi les plus discrets et
surtout les plus forts. Gillet était la cervelle de cette garde et les trois
valets à poings d’assommeurs se plaçaient aux issues de la maison Bonnefïlle,
sans livrée, comme de quelconques badauds.

Au cours des premières entrevues,
Robert refusa de boire le vin aux épices que Béatrice lui offrait. « La
donzelle peut bien avoir été chargée de m’enherber », se disait-il. Il ne
se dévêtait qu’à regret de son surcot doublé d’une fine maille de fer, et, tout
le temps du plaisir, gardait l’œil vers le coffre où il avait posé sa dague.

Béatrice se délectait de lui voir
pareilles craintes. Ainsi, elle, petite bourgeoise d’Artois, fille non mariée à
trente ans passés, et qui avait roulé dans toutes sortes de draps, pouvait
inspirer crainte à un tel colosse et un si puissant pair de France ?

L’aventure avait pour Béatrice, plus
encore que pour Robert, tout le piment de la perversité. Dans la maison de son
oncle l’évêque ! Et avec le mortel ennemi de Madame Mahaut à laquelle,
pour excuser ses absences, Béatrice devait conter sans cesse de nouvelles
fables… La Divion était réticente… Elle ne céderait pas d’un coup et ce serait
folie que de lui verser forte somme pour laquelle elle pourrait ne vendre qu’un
gros mensonge… Non, il fallait la voir souvent, lui extirper, bribe après
bribe, les intrigues du mauvais Monseigneur Robert, lui faire livrer le nom des
témoins de complaisance, et ensuite vérifier ses dires, aller trouver le sieur
Juvigny, au Louvre, ou Michelet Guéroult, le valet du notaire Tesson. Ah !
tout cela n’allait pas sans peine, ni temps, ni monnaie… « Il
conviendrait, Madame, de donner une pièce d’étoffe à ce clerc, pour sa
femme ; sa langue se déliera… M’autorisez-vous à vous prendre quelques
livres ? »

Et le plaisir de regarder Madame
Mahaut dans les yeux, de lui sourire, et de penser : « Il y a moins
de douze heures, je m’offrais toute dépouillée à messire votre
neveu ! »

À voir sa demoiselle de parage tant
se dépenser à son service, Mahaut la rabrouait moins, lui montrait de nouveau
de l’affection et ne lui ménageait pas les gâteries. Pour Béatrice c’était une
occasion doublement exquise que de jouer Mahaut tout en s’appliquant à
conquérir Robert. Car on ne saurait prétendre avoir conquis un homme parce
qu’on a passé une heure avec lui au même lit, pas plus qu’on n’est le maître
d’un fauve parce qu’on l’a acheté et qu’on l’observe à travers les grilles de
la cage.

La possession ne fait pas le
pouvoir.

On n’est le maître, vraiment, que
lorsqu’on a si bien travaillé le fauve qu’il se couche à la voix, rentre les
griffes, et qu’un regard lui sert de barreaux.

Les défiances de Robert étaient pour
Béatrice comme autant de griffes à limer. En toute sa carrière de chasseresse
elle n’avait jamais eu l’occasion de piéger si grand gibier, et réputé si
féroce que c’en était proverbe.

Le jour où Robert consentit à
accepter de la main de Béatrice un gobelet de grenache, elle connut sa première
victoire. « J’aurais donc pu y mettre du poison, et il l’aurait bu… »

Et quand une fois il s’endormit,
pareil à l’ogre des fabliaux, alors elle éprouva le sentiment du triomphe. Le
géant avait au cou une démarcation nette, là où se fermait la robe ou la
cuirasse ; la teinte brique du visage tanné par le grand air s’arrêtait
brusquement, et, au-dessous, commençait la peau blanche, tavelée de taches de
son et couverte aux épaules de poils roux comme la soie des porcs. Cette ligne
semblait à Béatrice la marque toute tracée pour le tranchant d’une hache ou le
fil d’un poignard.

Les cheveux couleur de cuivre,
frisés en rouleaux sur les joues, s’étaient déplacés et laissaient apparaître
une oreille petite, délicatement ourlée, enfantine, attendrissante. « On
pourrait, pensait Béatrice, dans cette petite oreille, enfoncer un fer jusqu’à
la cervelle… »

Robert se réveilla en sursaut, au
bout de quelques minutes, avec inquiétude.

— Eh bien ! Monseigneur…
je ne t’ai pas tué, dit-elle en riant.

Son rire découvrait une gencive
rouge sombre.

Comme pour la remercier, il relança
au jeu. Il lui fallait avouer qu’elle l’y secondait bien, inventive, sournoise,
peu ménagère de soi, jamais rechigneuse, et criant fort sa joie. Robert qui,
pour avoir troussé toutes sortes de cottes, soie, lin ou chanvre, se croyait
grand maître en ribauderie, devait reconnaître qu’il avait trouvé là plus forte
partie.

— Si c’est au sabbat, ma petite
mie, lui disait-il, que tu as appris toutes ces galanteries, on devrait
davantage y envoyer pucelles !

Car Béatrice lui parlait souvent du
sabbat et du Diable. Cette fille lente et molle en apparence, ondoyante de
démarche, traînante en sa parole, ne révélait qu’au lit sa vraie violence, de
même que son discours ne devenait rapide et animé que lorsqu’il s’agissait de
démons ou de sorcellerie.

— Pourquoi donc ne t’es-tu
jamais mariée ? lui demandait Robert. Les époux n’ont pas dû manquer à se
proposer, surtout si tu leur as donné tel avant-goût du mariage…

— Parce que le mariage se fait
à l’église, et que l’église m’est mauvaise.

Agenouillée sur le lit, les mains
aux genoux, l’ombre au creux du ventre, Béatrice, les cils bien ouverts,
disait :

— Tu comprends, Monseigneur,
les prêtres et les papes de Rome et d’Avignon n’enseignent pas la vérité. Il
n’y a pas un seul Dieu ; il y en a deux, celui de la lumière et celui des
ténèbres, le prince du Bien et le prince du Mal. Avant la création du monde, le
peuple des ténèbres s’est révolté contre le peuple de la lumière ; et les
vassaux du Mal, pour pouvoir vraiment exister, puisque le Mal est le néant et
la mort, ont dévoré une partie des principes du Bien. Et parce que les deux
forces du Bien et du Mal étaient en eux, ils ont pu créer le monde et engendrer
les hommes où les deux principes sont mêlés et toujours en bataille, et où le
Mal dirige, puisque c’est l’élément du peuple d’origine. Et l’on voit bien
qu’il y a deux principes puisqu’il y a l’homme et la femme, faits comme toi et
comme moi, de manière diverse, poursuivait-elle avec un sourire avide. Et c’est
le Mal qui chatouille nos ventres et les pousse à se joindre… Or les gens dans
lesquels la nature du Mal est plus forte que la nature du Bien doivent honorer
Satan et faire pacte avec lui pour être heureux et triompher en leurs affaires ;
et ils ne doivent rien faire pour le Seigneur du Bien qui leur est adverse.

Cette étrange philosophie, qui puait
fortement le soufre, et où traînaient des bribes mal digérées de manichéisme,
d’impurs éléments de doctrines cathares, mal transmis et mal compris, avait
plus d’adeptes que les gens au pouvoir ne le croyaient. Béatrice ne
représentait pas un cas isolé ; mais pour Robert, dont l’esprit n’avait
jamais effleuré ce genre de problème, elle entrouvrait les portes d’un monde
mystérieux ; il était surtout fort admiratif d’entendre de tels
raisonnements dans la bouche d’une femme.

— Tu as plus de cervelle que je
n’aurais cru. Qui donc t’a appris tout cela ?

— D’anciens Templiers,
répondit-elle.

— Ah ! les
Templiers ! Certes, ils connaissaient beaucoup de choses…

— Vous les avez détruits.

— Pas moi, pas moi !
s’écria Robert. Philippe le Bel et Enguerrand, les amis de Mahaut… Mais Charles
de Valois et moi-même nous étions opposés à leur destruction.

— Ils sont restés puissants par
magie ; tous les maux survenus depuis lors au royaume sont arrivés à cause
du pacte que les Templiers ont fait avec Satan, parce que le pape les avait
condamnés.

— Les malheurs du royaume, les
malheurs du royaume… disaient Robert peu convaincu. Certains ne sont-ils pas
l’œuvre de ma tante plutôt que celle du Diable ? Car c’est elle qui a
expédié mon cousin Hutin, et son fils ensuite. N’y aurais-tu pas mis un peu la
main ?

Il revenait souvent sur cette
question mais, chaque fois, Béatrice esquivait. Ou bien elle souriait, vaguement,
comme si elle n’avait pas entendu ; ou bien elle répondait à côté.

— Mahaut ne sait pas… elle ne
sait pas que j’ai fait pacte avec le Diable… Sûrement elle me chasserait…

Et elle repartait aussitôt d’un
débit rapide sur ses sujets favoris, sur la messe vaine, l’opposé, la négation
de la messe chrétienne, qu’on devait célébrer à minuit, dans un souterrain, et
près d’un cimetière de préférence. L’idole avait une tête à deux visages ;
on se servait d’hosties noires que l’on consacrait en prononçant trois fois le
nom de Belzébuth. Si l’officiant pouvait être un prêtre renégat, ou un moine
défroqué, cela n’en valait que mieux.

— Le Dieu d’en haut est
failli ; il a promis la félicité et ne donne que malheur aux créatures qui
le servent ; il faut obéir au Dieu d’en bas. Tiens, Monseigneur, si tu
veux que les pièces de ton procès soient renforcées par le Diable, fais-les
traverser d’un fer rouge dans le coin de la feuille, et qu’il y demeure un trou
marqué d’un peu de brûlure. Ou bien encore, souille la page d’une petite tache
d’encre étalée en forme de croix où la branche du haut finisse comme une main…
Je sais comment il faut faire.

Mais Robert, lui non plus, ne se
livrait pas tout à fait ; et bien que Béatrice dût être la première à
savoir que les pièces qu’il se targuait de posséder étaient des faux, jamais il
ne se serait laissé aller à en convenir.

— Si tu veux prendre tout
pouvoir sur un ennemi et qu’il agisse à sa perte par volonté maligne, lui
confia-t-elle un jour, il faut que tu le fasses frotter aux aisselles, au
revers des oreilles et à la plante des pieds d’un onguent fait de fragments
d’hosties et de poudre d’os d’un petit enfant sans baptême, cela mêlé à du rut
d’homme répandu sur le dos d’une femme pendant la messe vaine, et du sang
mensuel de cette femme…
[14]

— Je serais plus sûr, répondit
Robert, si, à une bonne ennemie que j’ai, on versait la poudre à faire mourir
les rats et les bêtes puantes.

Béatrice feignit de ne pas réagir.
Mais l’idée lui fit passer des ondes chaudes sous la peau. Non, il ne fallait
pas qu’elle répondît tout de suite à Robert. Il ne fallait pas qu’il sût
qu’elle était déjà consentante… Est-il meilleur pacte qu’un crime pour lier à
jamais deux amants ?

Car elle l’aimait. Elle ne se
rendait pas compte que, cherchant à le piéger, c’était elle qui entrait en
dépendance. Elle ne vivait plus que pour le moment où elle le rejoignait, pour
ne vivre ensuite que de se souvenir et à nouveau d’attendre. Attendre ce poids
de deux cents livres, et cette odeur de ménagerie que Robert dégageait, surtout
dans l’ébat amoureux, et ce grondement de félin qu’elle lui tirait de la gorge.

Il existe plus de femmes qu’on ne
pense qui ont le goût du monstre. Les nains de la cour, Jean le Fol et les
autres, le savaient bien qui ne pouvaient suffire à leurs conquêtes ! Même
une anomalie accidentelle est objet de curiosité et, partant, de désir. Un
chevalier borgne par exemple, rien que pour l’envie de soulever le carreau
d’étoffe noire qui lui couvre une partie du visage. Robert, à sa manière, tenait
du monstre.

La pluie d’automne s’égouttait sur
les toits. Les doigts de Béatrice s’amusaient à suivre les renflements d’une
panse gigantesque.

— D’abord toi, Monseigneur,
disait-elle, tu n’as besoin de rien pour obtenir ce que tu veux, ni besoin
d’être instruit d’aucune science… Tu es le Diable lui-même. Le Diable ne sait
pas qu’il est le Diable…

Il rêvassait, repu, le menton en
l’air, écoutant cela…

Le Diable a des yeux qui brûlent
comme la braise, d’immenses griffes au bout des doigts pour lacérer les chairs,
une langue partagée en deux, et un souffle de fournaise s’échappe de sa bouche.
Mais le Diable pouvait avoir aussi le poids et l’odeur de Robert. Elle était
amoureuse de Satan. Elle était la femelle du Diable et on ne l’en séparerait
jamais…

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