Le Lis et le Lion (17 page)

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Authors: Druon,Maurice

Tags: #Historique

BOOK: Le Lis et le Lion
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Un soir que Robert d’Artois, venant
de la maison Bonnefille, rentrait à son hôtel, sa femme lui présenta le fameux
traité de mariage, enfin rédigé, et auquel il ne manquait plus que les sceaux.

Robert, l’ayant examiné, s’approcha
de la cheminée, et, d’un geste négligent, mit le tisonnier dans les
braises ; puis, quand la pointe fut rouge, il en troua le coin d’une des
feuilles qui se mit à grésiller.

— Que faites-vous, mon
ami ? demanda Madame de Beaumont.

— Je veux seulement, dit
Robert, m’assurer que c’est du bon vélin.

Jeanne de Beaumont considéra un
instant son mari, puis lui dit doucement, presque maternelle :

— Vous devriez bien, Robert,
vous faire couper les ongles… Quelle est cette mode neuve que vous avez de les
porter si longs ?

 

VIII
RETOUR À MAUBUISSON

Il arrive que toute une machination
longuement ourdie soit compromise dès l’origine par une faille de raisonnement.

Robert s’aperçut soudain que les
catapultes qu’il avait si bien montées pouvaient se casser net au moment de
tirer, faute de sa part d’avoir songé à un ressort premier.

Il avait certifié au roi son
beau-frère, et juré solennellement sur les Écritures, que ses titres d’héritage
existaient ; il avait fait établir des lettres aussi semblables que
possible aux documents disparus ; il avait provoqué de nombreux
témoignages pour étayer la validité de ces écrits. Toutes les chances
semblaient donc rassemblées pour que ses preuves fussent agréées sans
discussion.

Mais il existait une personne qui
savait, elle, indubitablement, que les actes étaient faux : Mahaut
d’Artois, puisqu’elle avait brûlé les vrais actes, ceux d’abord des registres
de Paris, dérobés quelque vingt ans plus tôt grâce à des complaisances dans
l’entourage de Philippe le Bel, et puis, tout récemment, les copies récupérées
dans le coffre de Thierry d’Hirson.

Or, si un faux peut passer pour
authentique aux yeux de gens favorablement prévenus et qui n’ont jamais eu
connaissance des originaux, il n’en va pas de même pour qui est averti de la
falsification.

Certes, Mahaut n’irait pas
déclarer : « Ces pièces sont mensongères parce que j’ai jeté au feu
les bonnes » ; mais, sachant les pièces frauduleuses, elle allait
tout mettre en œuvre pour le démontrer ; on pouvait sur ce point lui faire
confiance ! L’arrestation des mesquines de la Divion constituait une
alerte probante. Trop de personnes déjà avaient participé à la fabrication pour
qu’il ne s’en trouvât pas quelqu’une capable de trahir par peur, ou par appât
du gain.

Si une erreur s’était glissée, comme
le malheureux « 1322 » à la place de « 1302 » dans la
lettre lue à Reuilly, Mahaut ne manquerait pas de la déceler. Les sceaux
pouvaient sembler parfaits mais Mahaut en exigerait le contre-examen minutieux.
Et puis, le feu comte Robert II avait, comme tous les princes, l’habitude
de faire mentionner dans ses actes officiels le nom du clerc qui les avait
écrits. Évidemment, pour les fausses lettres, on s’était gardé de cette
précision. Or, telle omission sur une seule pièce pouvait passer, mais sur
quatre qu’on allait présenter ? Mahaut aurait beau jeu à faire ouvrir les
registres d’Artois : « Comparez, dirait-elle, et parmi toutes les
lettres scellées par mon père, cherchez donc la main d’un de ses clercs qui
ressemble à ces écritures-là ! »

Robert en était venu à la conclusion
que ses pièces, qui avaient en son esprit valeur de vérité, ne pouvaient être
utilisées que lorsque la personne qui avait fait disparaître les originaux
aurait elle-même disparu. Autrement dit, son procès n’était gagné qu’à la
condition que Mahaut fût morte. Ce n’était plus un souhait mais une nécessité.

— Si Mahaut venait à trépasser,
dit-il un jour à Béatrice d’un air songeur, les deux mains sous la tête et
regardant le plafond de la maison Bonnefille… oui, si elle trépassait, je
pourrais fort bien te faire entrer en mon hôtel comme dame de parage de mon
épouse… Puisque je recueillerais l’héritage d’Artois, on comprendrait que je
reprenne certaines gens de la maison de ma tante. Et ainsi je pourrais t’avoir
toujours auprès de moi…

L’hameçon était gros, mais lancé
vers un poisson qui avait la bouche ouverte.

Béatrice n’entretenait pas de plus
douce espérance. Elle se voyait habitant l’hôtel de Robert, y tramant ses
intrigues, maîtresse d’abord secrète, puis avouée, car ce sont là choses que le
temps installe… Et qui sait ? Madame de Beaumont, comme toute créature
humaine, n’était pas éternelle. Certes, elle avait sept ans de moins que
Béatrice et jouissait d’une santé qui semblait excellente ; mais quel
triomphe, justement, pour une femme plus âgée, de supplanter une cadette !
Est-ce qu’un envoûtement bien accompli ne pourrait pas, d’ici quelques années,
faire de Robert un veuf ? L’amour ôte tout frein à la raison, toute limite
à l’imagination. Béatrice se rêvait par moments comtesse d’Artois, en manteau
de pairesse…

Et si le roi, comme cela pouvait
aussi survenir, trépassait, et que Robert devînt régent ? En chaque
siècle, il existe des femmes petitement nées qui se haussent ainsi jusqu’au
premier rang, par le désir qu’elles inspirent à un prince, et parce qu’elles
ont des grâces de corps et une habileté de tête qui les rendent supérieures,
par droit naturel, à toutes les autres. Les dames empérières de Rome et de
Constantinople, à ce que racontaient les romans des ménestrels, n’étaient pas
toutes nées sur les marches d’un trône. Dans la société des puissants de ce
monde, c’est allongée qu’une femme s’élève le plus vite…

Béatrice mit, pour se laisser
ferrer, juste le temps nécessaire à bien s’assurer prise sur celui qui la
voulait prendre. Il fallut que Robert, pour la convaincre, s’engageât assez, et
qu’il lui eût dix fois certifié qu’elle entrerait à l’hôtel d’Artois, et les
titres et prérogatives dont elle jouirait, et quelle terre lui serait donnée…
Oui, alors, peut-être, elle pouvait indiquer un envoûteur qui, par image de cire
bien travaillée, aiguilles plantées et conjurations prononcées, ferait œuvre
nocive sur Mahaut. Mais encore Béatrice feignait d’être traversée
d’hésitations, de scrupules ; Mahaut n’était-elle pas sa bienfaitrice et
celle de toute la famille d’Hirson ?

Agrafes d’or et fermaux de
pierreries bientôt s’accrochèrent au cou de Béatrice ; Robert apprenait
les usages galants. Caressant de la main le bijou qu’elle venait de recevoir,
Béatrice disait que, si l’on voulait que l’envoûte réussît, le plus sûr et le
plus rapide moyen consistait à prendre un enfant de moins de cinq ans auquel on
faisait avaler une hostie blanche, puis de trancher la tête de l’enfant et d’en
égoutter le sang sur une hostie noire que l’on devait ensuite, par quelque
subterfuge, faire manger à l’envoûté. Un enfant de moins de cinq ans, cela
requérait-il grand-peine à trouver ? Combien de familles pauvres,
surchargées de marmaille, eussent consenti à en vendre un !

Robert faisait la grimace ;
trop de complications pour un résultat bien incertain. Il préférait un bon
poison, bien simple, qu’on administre et qui fait son œuvre.

Béatrice enfin sembla se laisser
fléchir, par dévouement à ce diable qu’elle adorait, par impatience de vivre
auprès de lui, à l’hôtel d’Artois, par espérance de le voir plusieurs fois le
jour. Pour lui, elle serait capable de tout… Elle s’était déjà, depuis une
semaine, procuré telle provision d’arsenic blanc qu’elle eût pu exterminer le
quartier, lorsque Robert crut triompher en lui faisant accepter cinquante
livres pour en acquérir.

Il fallait maintenant attendre une
occasion favorable. Béatrice représentait à Robert que Mahaut était entourée de
physiciens qui accouraient au moindre malaise de Madame ; les cuisines
étaient surveillées, les échansons diligents… L’entreprise n’était pas facile.

Et puis, soudain, Robert changea
d’avis. Il avait eu un long entretien avec le roi. Philippe VI, au vu du
rapport des commissaires qui avaient si bien travaillé sous la direction du
plaignant, et plus que jamais convaincu du bon droit de son beau-frère, ne
demandait qu’à servir ce dernier. Afin d’éviter un procès d’une conclusion si
certaine, mais dont le retentissement ne pouvait être que déplaisant pour la
cour et tout le royaume, il avait résolu de convoquer Mahaut et de la convaincre
de renoncer à l’Artois.

— Elle n’acceptera jamais, dit
Béatrice, et tu le sais aussi bien que moi, Monseigneur…

— Essayons toujours. Si le roi
parvenait à lui faire entendre raison, ne serait-ce pas la meilleure
issue ?

— Non… la meilleure issue c’est
le poison.

Car l’éventualité d’un règlement
amiable n’arrangeait nullement les affaires de Béatrice ; son entrée à
l’hôtel de Robert se trouvait reculée. Béatrice devrait rester dame de parage
de la comtesse jusqu’à ce que celle-ci s’éteignît, Dieu savait quand !
C’était elle à présent qui voulait presser les choses ; les obstacles, les
difficultés par elle-même soulevées, ne l’effrayaient plus. L’occasion
favorable ? Elle en avait plusieurs chaque jour, ne fût-ce que lorsqu’elle
portait à la comtesse Mahaut ses tisanes ou ses médecines…

— Mais puisque le roi la convie
dans trois jours à Maubuisson ? insistait Robert.

Les deux amants en convinrent de la
sorte : ou bien Mahaut acceptait la proposition royale de se démettre de
l’Artois, et alors on lui laisserait la vie ; ou bien elle refusait et,
dans ce cas, le jour même Béatrice lui administrerait le poison. Quelle
meilleure opportunité pouvait-on saisir ? Mahaut prise de malaise en
sortant de la table du roi ! Qui donc oserait soupçonner ce dernier de
l’avoir fait assassiner, ou même le soupçonnant, oserait le dire ?

Philippe VI avait proposé à
Robert d’être présent à l’entrevue de conciliation ; mais Robert refusa.

— Sire mon frère, vos paroles
auront plus d’effet si je ne suis point là ; Mahaut me hait beaucoup, et
ma vue risquerait de l’entêter plutôt que de l’encourager à se soumettre.

Il pensait cela sérieusement, mais
en outre il voulait, par son absence, se dérober à toute éventuelle accusation.

Trois jours plus tard, le 23
octobre, la comtesse Mahaut, cahotée dans sa grande litière toute dorée et
décorée des armes d’Artois, avançait sur la route de Pontoise. Son seul enfant
survivant, la reine Jeanne, veuve de Philippe le Long, était du voyage.
Béatrice se tenait en face de sa maîtresse sur un tabouret de tapisserie.

— Que croyez-vous, Madame… que
le roi vous veuille proposer ? disait Béatrice. Si c’est un accommodement…
souffrez que je vous donne mon conseil… je vous engage à refuser. Je vous aurai
avant peu toutes bonnes preuves contre Monseigneur Robert. La Divion est prête,
cette fois, à nous livrer de quoi le confondre.

— Que ne l’amènes-tu un peu,
cette Divion qui t’est devenue si familière et que je ne vois jamais ? dit
Mahaut.

— Cela ne se peut, Madame… elle
craint pour sa vie. Si Monseigneur Robert l’apprenait, elle n’entendrait pas
messe le matin suivant. Moi-même elle ne me vient visiter que de nuit à la
maison Bonnefille… et toujours escortée de plusieurs valets qui la gardent.
Mais refusez fortement, Madame, refusez !

Jeanne la Veuve, en robe blanche,
regardait défiler le paysage et se taisait. Ce fut seulement quand les toits
aigus de Maubuisson apparurent au loin, par-dessus les masses rousses de la
forêt, qu’elle ouvrit la bouche pour dire :

— Vous rappelez-vous, ma mère,
il y a quinze ans…

Il y avait quinze ans que, sur ce
même chemin, en robe de bure et la tête rasée, elle hurlait son innocence dans
le chariot noir qui l’emmenait vers Dourdan. Un autre chariot noir emmenait sa
sœur Blanche et sa cousine Marguerite de Bourgogne vers Château-Gaillard.
Quinze ans !

Elle avait été graciée, elle avait
retrouvé la tendresse de son époux. Marguerite était morte. Louis X était
mort… Jamais Jeanne n’avait posé de questions à Mahaut sur les conditions de la
disparition de Louis Hutin et du petit Jean I
er
… Et Philippe le
Long était devenu roi, pour six ans, et il était mort à son tour. Il semblait à
Jeanne qu’elle eût vécu trois vies distinctes ; la première se terminait,
loin dans le passé, avec l’atroce journée de Maubuisson ; dans la seconde,
elle était couronnée reine de France à Reims, auprès de Philippe ; et
puis, dans sa troisième vie, elle devenait cette veuve, entourée d’égards mais
éloignée du pouvoir, et assise en ce moment dans la grande litière. Trois
vies ; et l’étrange impression d’avoir été trois personnes différentes qui
avaient peine à concorder. Sa propre continuité, elle ne la ressentait que par
la présence de cette mère imposante, autoritaire, qui l’avait toujours dominée,
et à laquelle, depuis l’enfance, elle craignait d’adresser la parole.

Mahaut elle aussi se souvenait…

— Et toujours à cause de ce
mauvais Robert, dit-elle ; c’est lui qui avait tout manège avec cette
chienne d’Isabelle dont on me dit que les affaires ne vont pas fort pour
l’heure, non plus que celles du Mortimer dont elle est la putain. Ils seront
tous châtiés un jour !

Chacune suivait sa propre pensée.

— À présent j’ai des cheveux…
mais j’ai des rides, murmura la reine veuve.

— Tu auras l’Artois, ma fille,
dit Mahaut en lui posant la main sur le genou.

Béatrice contemplait la campagne et
souriait aux nuages.

Philippe VI reçut Mahaut
courtoisement, mais non sans quelque hauteur, et parla comme il sied à un roi.
Il voulait la paix entre ses grands barons ; les pairs, soutiens de la
couronne, ne devaient point donner l’exemple de la discorde ni s’offrir au
déshonneur public.

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