Le Lis et le Lion (21 page)

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Authors: Druon,Maurice

Tags: #Historique

BOOK: Le Lis et le Lion
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— Sans mon ordre ? dit-il.

Il fit appeler Lord Montaigu qui ne
le quittait guère depuis l’hommage d’Amiens, et dont il avait pu à diverses
reprises constater la loyauté.

— My Lord, lui demanda-t-il,
vous étiez au Parlement ce jour. J’aimerais savoir la vérité…

 

II
LA HACHE DE NOTTINGHAM

Le crime d’État a toujours besoin
d’être couvert par une apparence de légalité.

La source de la loi est dans le
souverain, et la souveraineté appartient au peuple qui exerce celle-ci soit par
le truchement d’une représentation élue, soit par une délégation
héréditairement faite à un monarque, et parfois selon les deux manières
ensemble comme c’était le cas déjà pour l’Angleterre.

Tout acte légal en ce pays devait
donc comporter le consentement conjoint du monarque et du peuple, que ce
consentement fût tacite ou exprimé.

L’exécution du comte de Kent avait
légalité de forme puisque les pouvoirs royaux étaient exercés par le Conseil de
régence, et qu’en l’absence du comte de Lancastre, tuteur du souverain, la
signature revenait à la reine mère ; mais cette exécution n’avait ni le
consentement véritable d’un Parlement siégeant sous la contrainte, ni
l’adhésion du roi tenu dans l’ignorance d’un ordre donné en son nom ; un
tel acte ne pouvait être que funeste à ses auteurs.

Édouard III marqua sa
réprobation autant qu’il le put en exigeant qu’on fît à son oncle Kent des
funérailles princières. Comme il ne s’agissait plus que d’un cadavre Mortimer
accepta de déférer aux désirs du jeune roi. Mais Édouard ne pardonnerait jamais
à Mortimer d’avoir disposé à son insu, une fois de plus, de la vie d’un membre
de sa famille ; il ne lui pardonnerait pas non plus l’évanouissement de
Madame Philippa à l’annonce brutale de l’exécution de l’oncle Kent. Or la jeune
reine était enceinte de six mois et l’on aurait pu en user envers elle avec
ménagements. Édouard en fit reproche à sa mère, et, comme cette dernière
répliquait avec irritation que Madame Philippa montrait trop de sensibilité
pour les ennemis du royaume et qu’il fallait avoir l’âme forte si l’on avait
choisi d’être reine, Édouard lui répondit :

— Toute femme, Madame, n’a pas
le cœur aussi pierreux que vous.

L’incident, pour Madame Philippa,
n’eut pas de conséquence et, vers la mi-juin, elle accoucha d’un fils
[17]
.
Édouard III en éprouva la joie simple, profonde et grave, qui est celle de
tout homme au premier enfant que lui donne la femme qu’il aime et dont il est
aimé. Du même coup, il se sentait, comme roi, brusquement mûri. Sa succession
était assurée. Le sentiment de la dynastie, de sa propre place entre ses
ancêtres et sa descendance, celle-ci toute fragile encore mais déjà présente
dans un berceau mousseux, occupait ses méditations et lui rendait de moins en
moins supportable l’incapacité juridique dans laquelle on le maintenait.

Toutefois, il était assailli de
scrupules ; rien ne sert de renverser une coterie dirigeante si l’on n’a
pas de meilleurs hommes pour la remplacer ni de meilleurs principes à
appliquer.

« Saurai-je vraiment régner, et
suis-je assez formé pour cela ? » se demandait-il souvent.

Son esprit demeurait marqué par le
détestable exemple qu’avait fourni son père, entièrement gouverné par les
Despensers, et l’exemple aussi détestable qu’offrait sa mère sous la domination
de Roger Mortimer.

Son inaction forcée lui permettait
d’observer et de réfléchir. Rien ne se pouvait faire au royaume sans le
Parlement, sans son accord spontané ou obtenu. L’importance prise ces dernières
années par cette assemblée de consultation, réunie de plus en plus fréquemment,
en tous lieux et à tous propos, était la conséquence de la mauvaise
administration, des expéditions militaires mal conduites, des désordres dans la
famille royale et de l’état de constante hostilité entre le pouvoir central et
la coalition des grands féodaux.

Il fallait faire cesser ces
déplacements ruineux où Lords et Communes devaient courir à Winchester, à
Salisbury, à York, et tenir des sessions qui n’avaient d’autre objet que de
permettre à Lord Mortimer de faire sentir sa férule au royaume.

« Quand je serai vraiment roi,
le Parlement siégera à dates régulières, et à Londres autant que se pourra…
L’armée ?… L’armée n’est point présentement l’armée du roi ; ce sont
des armées de barons qui n’obéissent que selon leur gré. Il faudrait une armée
recrutée pour le service du royaume, et commandée par des chefs qui ne tiennent
leur pouvoir que du roi… La justice ?… La justice demande d’être
concentrée dans la main souveraine qui doit s’efforcer de la faire égale pour
tous. Au royaume de France, quoi qu’on dise, l’ordre est plus grand. Il faut
aussi donner des ouvertures au commerce dont on se plaint qu’il soit ralenti
par les taxes et interdictions sur les cuirs et les laines qui sont notre
richesse. »

C’étaient là des idées qui pouvaient
paraître fort simples mais cessaient de l’être du fait qu’elles logeaient dans
une tête royale, des idées quasi révolutionnaires, en un temps d’anarchie,
d’arbitraire et de cruauté comme rarement nation en connut.

Le jeune souverain brimé rejoignait
ainsi les aspirations de son peuple opprimé. Il ne s’ouvrait de ses intentions
qu’à peu de personnes, à son épouse Philippa, à Guillaume de Mauny, l’écuyer
qu’elle avait amené de Hainaut avec elle, à Lord Montaigu surtout, qui lui
traduisait le sentiment des jeunes Lords.

C’est souvent à vingt ans qu’un
homme formule les quelques principes qu’il mettra toute une vie à appliquer.
Édouard III avait une qualité majeure pour un homme de pouvoir : il
était sans passions et sans vices. Il avait eu la chance d’épouser une
princesse qu’il aimait ; il avait la chance de continuer à l’aimer. Il
possédait cette forme suprême de l’orgueil qui consistait à tenir pour
naturelle sa position de roi. Il exigeait le respect de sa personne et de sa
fonction ; il méprisait la servilité parce qu’elle exclut la franchise. Il
détestait la pompe inutile, parce qu’elle insulte à la misère et qu’elle est le
contraire de la réelle majesté.

Les gens qui avaient séjourné
autrefois à la cour de France disaient qu’il ressemblait par beaucoup de traits
au roi Philippe le Bel ; on lui trouvait même forme et même pâleur de visage,
même froideur des yeux bleus quand parfois il relevait ses longs cils.

Édouard était plus communicatif et
enthousiaste, certes, que son grand-père maternel. Mais ceux qui parlaient
ainsi n’avaient connu le Roi de fer qu’en ses dernières années, à la fin d’un
long règne ; nul ne se rappelait ce qu’avait été Philippe le Bel à vingt
ans. Le sang de France, en Édouard III, l’avait emporté sur celui des
Plantagenets, et il semblait que le vrai Capétien fût sur le trône
d’Angleterre.

En octobre de cette même année 1330,
le Parlement fut à nouveau convoqué, à Nottingham cette fois, dans le nord du
royaume. La réunion menaçait d’être houleuse ; la plupart des Lords
gardaient rancune à Mortimer de l’exécution du comte de Kent, dont leur
conscience demeurait alourdie.

Le comte de Lancastre au Tors-Col,
qu’on appelait maintenant le vieux Lancastre parce qu’il avait réussi le
prodige de conserver sur les épaules, jusqu’à cinquante ans, sa grosse tête
penchée, Lancastre, courageux et sage, était enfin de retour. Atteint d’une
maladie des yeux qui, depuis longtemps menaçante, s’était brusquement aggravée
jusqu’à la demi-cécité, il lui fallait faire guider ses pas par un
écuyer ; mais cette infirmité même le rendait encore plus respectable, et
l’on sollicitait ses avis avec davantage de déférence.

Les Communes s’inquiétaient des
nouveaux subsides qu’on allait leur demander de consentir et des nouvelles
taxes sur les laines. Où donc passait l’argent ?

Les trente mille livres du tribut
d’Ecosse, à quel usage Mortimer les avait-il employées ? Était-ce pour son
profit ou celui du royaume qu’on avait mené cette dure campagne, trois ans plus
tôt ? Et pourquoi avoir gratifié le triste baron Maltravers, outre sa
charge de sénéchal, d’une somme de mille livres pour salaire de la garde du feu
roi, autrement dit du meurtre ? Car tout se sait, ou finit par se savoir,
et les comptes du Trésor ne peuvent rester éternellement secrets. Voilà donc à
quoi servait le revenu des taxes ! Et Ogle et Gournay, les assesseurs de
Maltravers, et Daverill, le gouverneur de Corfe, en avaient reçu autant.

Mortimer qui, sur la route de
Nottingham, s’avançait en un tel train de splendeur que le jeune roi lui-même
semblait faire partie de sa suite, Mortimer n’était plus soutenu réellement que
par une centaine de partisans qui lui devaient toute leur fortune, n’étaient
puissants que de le servir, et risquaient la disgrâce, le bannissement ou la
potence, si lui-même venait à tomber.

Il se croyait obéi parce qu’un
réseau d’espions, jusqu’auprès du roi en la personne de John Wynyard,
l’informait de toutes les paroles prononcées et faisait hésiter les
conjurations. Il se croyait puissant parce que ses troupes imposaient la
crainte aux Lords et aux Communes. Mais les troupes peuvent marcher à d’autres
ordres, et les espions trahir.

Le pouvoir, sans le consentement de
ceux sur lesquels il est exercé, est une duperie qui jamais ne dure longtemps,
un équilibre éminemment fragile entre la peur et la révolte, et qui se rompt
d’un coup quand suffisamment d’hommes prennent ensemble conscience de partager
le même état d’esprit.

Chevauchant sur une selle brodée
d’or et d’argent, entouré d’écuyers vêtus d’écarlate et portant son pennon
flottant au bout des lances, Mortimer s’avançait sur une route pourrie.

Pendant le voyage, Édouard III
nota que sa mère paraissait malade, qu’elle avait le visage terne et tiré, les
yeux marqués de fatigue, le regard moins brillant. Elle allait en litière et
non sur sa haquenée blanche, comme c’était sa coutume ; souvent il fallait
arrêter la litière dont le mouvement lui donnait la nausée. Mortimer avait
auprès d’elle une présence attentive et gênée.

Peut-être Édouard eût-il moins
remarqué ces signes s’il n’avait eu l’occasion d’observer les mêmes, au début
de l’année, sur Madame Philippa son épouse. Et puis, en voyage, les serviteurs
bavardent davantage ; les femmes de la reine mère parlaient à celles de
Madame Philippa. À York, où l’on fit halte deux jours, Édouard ne pouvait plus
avoir de doutes ; sa mère était enceinte.

Il se sentait submergé de honte et
de dégoût. La jalousie également, une jalousie de fils aîné, aidait à son
ressentiment. Il ne retrouvait plus la belle et noble image qu’il avait de sa
mère, en son enfance.

« Pour elle j’ai haï mon père,
à cause des hontes qu’il lui infligeait. Et voici qu’elle-même à présent me
honnit ! Mère à quarante ans d’un bâtard qui sera plus jeune que mon
propre fils ! »

Comme roi, il se sentait humilié
devant son royaume, et comme époux devant son épouse.

Dans la chambre du château d’York,
se retournant entre les draps sans parvenir à trouver le sommeil, il disait à
Philippa :

— Te souviens-tu, ma mie, c’est
ici que nous nous sommes épousés… Ah ! je t’ai conviée à un bien triste
règne !

Placide et réfléchie, Philippa
prenait l’événement avec moins de passion ; mais, assez prude, elle
jugeait.

— De telles choses, dit-elle,
ne se verraient point à la cour de France.

— Ah ! ma mie… Et les
adultères de vos cousines de Bourgogne ?… Et vos rois empoisonnés ?

Du coup, la famille capétienne
devenait celle de Philippa, comme s’il n’en était pas lui-même tout également
descendu.

— En France on est plus
courtois, répondit Philippa, moins affiché dans ses désirs, moins cruel en ses
rancunes.

— On est plus dissimulé, plus
sournois. On préfère le poison au fer…

— Vous, vous êtes plus brutaux…

Il ne répondit pas. Elle craignit de
l’avoir offensé, étendit vers lui un bras rond et doux.

— Je t’aime fort, mon ami,
dit-elle, car toi tu ne leur es point semblable…

— Et ce n’est pas seulement la
honte, reprit Édouard, mais aussi le danger…

— Que veux-tu dire ?

— Je veux dire que Mortimer est
bien capable de nous faire tous périr, et d’épouser ma mère afin de se faire
reconnaître régent et de pousser son bâtard au trône…

— C’est chose folle à
penser ! dit Philippa.

Certes, une telle subversion qui
supposait le reniement de tous les principes, à la fois religieux et
dynastiques, eût été, dans une monarchie ferme, proprement inimaginable ;
mais tout est possible, et même les plus démentes aventures, dans un royaume
déchiré et abandonné à la lutte des factions.

— Je m’en ouvrirai demain à
Montaigu, dit le jeune roi.

En arrivant à Nottingham, Lord
Mortimer se montra particulièrement impatient, autoritaire et nerveux, parce
que John Wynyard, sans pouvoir percer la teneur des entretiens, avait surpris
de fréquents colloques, dans la dernière partie du trajet, entre le roi,
Montaigu et plusieurs jeunes Lords.

Mortimer s’emporta contre sir
Édouard Bohun, le vice-gouverneur, lequel, chargé d’organiser le logement, et
n’agissant d’ailleurs que selon l’habitude, avait prévu d’installer les grands
seigneurs dans le château même.

— De quel droit, s’écria
Mortimer, avez-vous, sans en référer à moi, disposé d’appartements si proches
de ceux de la reine mère ?

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