Mortimer, cette fois, n’avait plus
l’espérance ni même le désir de s’évader. Il lui semblait être déjà mort,
depuis Nottingham. Pour les êtres tels que lui, dominés par l’orgueil, et dont
les plus hautes ambitions ont été un moment satisfaites, la chute équivaut au
trépas. Le vrai Mortimer était à présent, et pour l’éternité humaine, inscrit
dans les chroniques d’Angleterre ; le cachot de la Tour ne contenait que
sa charnelle mais indifférente enveloppe.
Chose singulière, cette enveloppe
avait retrouvé des habitudes. De la même manière que lorsqu’on revient, après
vingt ans d’absence dans la demeure où l’on vécut enfant, on pèse du genou
machinalement et par une sorte de mémoire musculaire sur le battant de la porte
qui autrefois forçait, ou bien l’on pose le pied au plus large de l’escalier
pour éviter le bord d’une marche usée, de la même manière Mortimer avait repris
les gestes de sa précédente détention. Il pouvait, la nuit franchir les
quelques pas du soupirail au mur sans jamais se cogner ; il avait, dès son
entrée, repoussé l’escabelle à sa place ancienne ; il reconnaissait les
bruits familiers, la relève de la garde, la sonnerie des offices à la chapelle
Saint-Pierre ; et cela sans le moindre effort d’attention. Il savait
l’heure où on lui apportait son repas, la nourriture était à peine moins
mauvaise que du temps de l’ignoble constable Seagrave.
Parce que le barbier Ogle avait
servi d’émissaire à Mortimer, la première fois, pour organiser sa fuite, on
refusait de lui envoyer quelqu’un pour le raser. Une barbe d’un mois lui
poussait aux joues. Mais, à ce détail près, tout était semblable, jusqu’à ce
corbeau que Mortimer avait naguère surnommé « Édouard », et qui feignait
de dormir, ouvrant de temps en temps son œil rond avant de lancer son gros bec
à travers les barreaux.
Ah, si ! Quelque chose
manquait : les monologues tristes du vieux Lord Mortimer de Chirk, gisant
sur la planche qui servait de couche… À présent, Roger Mortimer comprenait
pourquoi son oncle avait refusé autrefois de le suivre dans son évasion. Ce
n’était ni par peur du risque ni même par faiblesse de corps ; on a
toujours assez de forces pour entreprendre un chemin, même si l’on doit y
tomber. C’était le sentiment que sa vie était terminée qui avait retenu le Lord
de Chirk, et lui avait fait préférer attendre sa fin, sur ce bat-flanc.
Pour Roger Mortimer, qui ne comptait
que quarante-cinq ans, la mort ne viendrait pas d’elle-même. Il éprouvait une
vague angoisse lorsqu’il regardait vers le centre du Green la place où l’on
dressait habituellement le billot. Mais on s’habitue à la proximité de la mort
par toute une suite de pensées très simples qui s’organisent pour constituer
une mélancolique acceptation. Mortimer se disait que le corbeau sournois
vivrait après lui, et narguerait d’autres prisonniers ; les rats aussi
vivraient, les gros rats mouillés qui montaient la nuit des berges vaseuses de
la Tamise et couraient sur les pierres de la forteresse ; même la puce qui
le taquinait sous sa chemise sauterait sur le bourreau, le jour de l’exécution,
et continuerait de vivre. Toute vie qui s’efface du monde laisse les autres
vies intactes. Rien n’est plus banal que de mourir.
Quelquefois il songeait à sa femme,
Lady Jeanne, sans nostalgie ni remords. Il l’avait assez tenue à l’écart de sa
puissance pour que l’on eût quelque raison de s’en prendre à elle. On lui
laisserait, sans doute, la disposition de ses biens personnels. Ses fils ?
Certes, ses fils auraient à subir la séquelle des haines dont il était
l’objet ; mais comme il y avait peu de chances qu’ils devinssent jamais
hommes d’aussi vaste valeur et d’aussi haute ambition que lui, qu’importait
qu’ils fussent ou ne fussent pas comtes dans les Marches ? Le grand Mortimer,
c’était lui, ou plutôt ce qu’il avait été. Ni pour sa femme, ni pour ses fils,
il n’éprouvait de regrets.
La reine ?… La reine Isabelle
mourrait un jour, et de cet instant-là il n’existerait plus personne sur terre
à l’avoir connu dans sa vérité. C’était seulement lorsqu’il pensait à Isabelle
qu’il se sentait encore quelque peu rattaché à l’existence. Il était mort à
Nottingham, certes ; mais le souvenir de son amour continuait de vivre, un
peu comme les cheveux s’obstinent à croître quand le cœur a cessé de battre.
Voilà tout ce qui restait au bourreau à trancher. Quand on séparerait la tête
du corps, on anéantirait le souvenir des mains royales qui s’étaient nouées à
ce cou.
Comme chaque matin, Mortimer avait
demandé la date. On était le 29 novembre ; le Parlement devait donc se
trouver réuni et le prisonnier s’attendait à comparaître. Il connaissait assez
la lâcheté des assemblées pour savoir que nul ne prendrait sa défense, bien au
contraire. Lords et Communes allaient se venger avec empressement de la terreur
qu’il leur avait si longtemps inspirée.
Le jugement avait déjà été prononcé,
dans la chambre de Nottingham. Ce n’était pas à un acte de justice qu’on allait
le soumettre, mais seulement à un simulacre nécessaire, une formalité, tout
exactement comme lors des condamnations naguère ordonnées par lui.
Un souverain de vingt ans impatient
de gouverner, et de jeunes Lords impatients d’être les maîtres de la faveur
royale, avaient besoin de sa disparition pour être sûrs de leur pouvoir.
« Ma mort, pour ce petit
Édouard, est l’indispensable complément de son sacre… Et pourtant, ils ne
feront pas mieux que moi ; le peuple ne sera pas davantage satisfait sous
leur loi. Là où je n’ai pas réussi, qui donc pourrait réussir ? »
Quelle attitude devrait-il adopter
pendant le simulacre de justice ? Se faire suppliant, comme le comte de
Kent ? Battre sa coulpe, implorer, offrir sa soumission, pieds nus et la
corde au cou, en confessant le regret de ses erreurs ? Il faut avoir
grande envie de vivre pour s’imposer la comédie de la déchéance !
« Je n’ai commis aucune faute. J’ai été le plus fort, et le suis resté
jusqu’à ce que d’autres, plus forts pour un moment, m’abattent. C’est
tout. »
Alors l’insulte ? Faire face
une dernière fois à ce Parlement de moutons et lui lancer : « J’ai
pris les armes contre le roi Édouard II. Mes Lords, lesquels d’entre vous
qui me jugez ce jour ne m’ont pas suivi alors ?… Je me suis évadé de la
tour de Londres. Mes Lords évêques, lesquels d’entre vous qui me jugez ce jour
n’ont pas fourni aide et trésor pour ma liberté ?… J’ai sauvé la reine
Isabelle d’être tuée par les favoris de son époux, j’ai levé des troupes et
armé une flotte qui vous ont délivrés des Despensers, j’ai déposé le roi que
vous haïssiez et fait couronner son fils qui ce jour me juge. Mes Lords,
comtes, barons et évêques, et vous messires des Communes, lesquels d’entre vous
ne m’ont pas loué pour tout cela, et même pour l’amour que la reine m’a
porté ? Vous n’avez rien à me reprocher que d’avoir agi en votre place, et
vous avez belles dents à me déchirer, pour faire oublier par la mort d’un seul
ce qui fut la besogne de tous. »
Ou bien le silence… Refuser de
répondre à l’interrogatoire, refuser de présenter une défense, ne pas prendre
l’inutile peine de se justifier. Laisser hurler les chiens qu’on ne tient plus
sous le fouet… « Mais combien j’avais raison de les soumettre à la
peur ! »
Il fut tiré de ses pensées par des
bruits de pas. « Voici le moment », se dit-il.
La porte s’ouvrit, et des sergents
d’armes apparurent qui s’écartèrent pour laisser passer le frère du défunt
comte de Kent, le comte de Norfolk, maréchal d’Angleterre, suivi du Lord-maire
et des shérifs de Londres, ainsi que de plusieurs délégués des Lords et des
Communes. Tout ce monde ne pouvait tenir dans la cellule, et les têtes se
pressaient dans l’étroit couloir.
— My Lord, dit le comte de
Norfolk, je viens d’ordre du roi vous donner la lecture du jugement rendu à
votre endroit, l’autre avant-hier, par le Parlement assemblé.
Les assistants furent surpris de
voir, à cette annonce, Mortimer sourire. Un sourire calme, méprisant, qui ne
s’adressait pas à eux mais à lui-même. Le jugement était déjà rendu depuis deux
jours sans comparution, sans interrogatoire, sans défense… alors que l’instant
d’avant il s’inquiétait de la figure à prendre devant ses accusateurs. Vain
souci ! On lui infligeait une ultime leçon ; il aurait pu aussi bien
se dispenser naguère, pour les Despensers, pour le comte d’Arundel, pour le
comte de Kent, d’aucune formalité judiciaire.
Le coroner de la cour avait commencé
de lire le jugement.
— Vu que fut ordonné par le
Parlement séant à Londres, immédiatement après le couronnement de notre
seigneur le roi, que le conseil du roi comprendrait cinq évêques, deux comtes
et cinq barons, et que rien ne pourrait être décidé hors de leur présence, et
que ledit Roger Mortimer, sans égard à la volonté du Parlement, s’appropria le
gouvernement et l’administration du royaume, déplaçant et plaçant à sa guise
les officiers de la maison du roi et de l’ensemble du royaume pour y introduire
ses propres amis selon son bon plaisir…
[18]
Debout, adossé au mur et la main
posée sur un barreau du soupirail, Roger Mortimer regardait le Green et
paraissait à peine intéressé par la lecture.
— … Vu que le père de
notre roi ayant été conduit au château de Kenilworth, par ordonnance des pairs
du royaume, pour y demeurer et y être traité selon sa dignité de grand prince,
ledit Roger ordonna de lui refuser tout ce qu’il demanderait et le fit
transférer au château de Berkeley où finalement, par ordre dudit Roger, il fut
traîtreusement et ignominieusement assassiné…
— Va-t’en, mauvais oiseau, cria
Mortimer, à l’étonnement des assistants, parce que le corbeau sournois venait
de lui décharger un grand coup de bec sur le dos de la main.
— … Vu que, bien qu’il fût
interdit par ordonnance du roi, scellée du grand sceau, de pénétrer en armes
dans la salle de délibération du Parlement séant à Salisbury, ceci sous peine
de forfaiture, ledit Roger et sa suite armée n’en pénétrèrent pas moins, violant
ainsi l’ordonnance royale…
La liste des griefs s’allongeait,
interminable. On reprochait à Mortimer l’expédition militaire contre le comte
de Lancastre ; les espions placés auprès du jeune souverain et qui avaient
contraint celui-ci de se «
conduire plutôt en prisonnier qu’en
roi
» ;
l’accaparement de vastes terres appartenant à la couronne ; la rançon, le
dépouillement, le bannissement de nombreux barons ; la machination montée
pour faire croire au comte de Kent que le père du roi était toujours vivant,
«
ce qui
détermina ledit comte à vérifier les faits par les
moyens les plus honnêtes et les plus loyaux
» ; l’usurpation des
pouvoirs royaux pour traduire le comte de Kent devant le Parlement et le faire
mettre à mort ; le détournement des sommes destinées à financer la guerre
de Gascogne, ainsi que des trente mille marcs d’argent versés par les Ecossais
en exécution du traité de paix ; la mainmise sur le Trésor royal de sorte
que le roi n’était plus en état de tenir son rang. Mortimer était accusé encore
d’avoir allumé la discorde entre le père du roi et la reine consort, «
étant
ainsi responsable du fait que la reine ne revint jamais à son seigneur pour
partager son lit, au grand déshonneur du roi
et de tout le royaume
»,
et enfin d’avoir déshonoré la reine «
en se montrant auprès d’elle
comme son paramour notoire et avoué ».
Mortimer, les yeux au plafond et se
caressant la barbe, souriait à nouveau ; c’était toute son histoire qu’on
lisait et qui, sous cette forme étrange, allait entrer à jamais dans les
archives du royaume.
— … C’est pourquoi le roi
s’en est remis aux comtes, barons et autres, pour prononcer un juste jugement
contre ledit Roger Mortimer ; ce que les membres du Parlement, après
s’être concertés, ont admis, déclarant que toutes charges énumérées étaient
valables, notoires, connues de tout le peuple et particulièrement l’article
touchant la mort du roi au château de Berkeley. C’est pourquoi il est décidé
par eux que ledit Roger, traître et ennemi du roi et du royaume, sera traîné
sur la claie et puis pendu…
Mortimer eut un léger sursaut. Donc,
ce ne serait pas le billot ? Jusqu’au bout il y avait de l’imprévu.
— … et aussi que la
sentence sera sans appel ainsi que ledit Mortimer lui-même en a autrefois
décidé dans les procès des deux Despensers et du défunt Lord Edmond, comte de
Kent et oncle du roi.
Le clerc avait terminé et roulait
les feuilles. Le comte de Norfolk, frère du comte de Kent, regardait Mortimer
dans les yeux. Qu’avait-il fait celui-là, qui s’était tenu bien coi ces
derniers mois, pour reparaître en affectant un air vengeur et justicier ?
À cause de ce regard, Mortimer eut envie de parler… oh ! brièvement… juste
pour dire au comte maréchal, et, à travers ce personnage, au roi, aux
conseillers, aux Lords, aux Communes, au clergé, au peuple tout entier :
Quand il paraîtra au royaume
d’Angleterre un homme capable d’accomplir telles choses que vous venez
d’énumérer, vous vous soumettrez à lui derechef, tout également que vous me
fûtes soumis. Mais je ne crois pas qu’il naisse de sitôt… À présent il est
temps d’en finir. Est-ce maintenant que vous me conduisez ?
Il semblait donner encore des ordres
et commander sa propre exécution.
Oui, my Lord, dit le comte de
Norfolk, c’est à présent. Nous vous menons aux Common Gallows.
Les Common Gallows, le gibet des
voleurs, des bandits, des faussaires, des vendeurs de filles, le gibet de la
crapule
[19]
…