Le Lis et le Lion (38 page)

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Authors: Druon,Maurice

Tags: #Historique

BOOK: Le Lis et le Lion
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VI
LES MURS DE VANNES

Et les vœux prononcés à Windsor
furent tenus.

Le 16 juillet de la même année 1338,
Édouard III prenait la mer à Yarmouth, avec une flotte de quatre cents
vaisseaux. Le lendemain il débarquait à Anvers. La reine Philippa était du
voyage, et de nombreux chevaliers, pour imiter Gautier de Mauny, avaient l’œil
droit caché par un losange de drap rouge.

Ce n’était pas encore le temps des
batailles, mais celui des entrevues. À Coblence, le 5 septembre, Édouard
rencontrait l’empereur d’Allemagne.

Pour cette cérémonie, Louis de
Bavière s’était composé un étrange costume, moitié empereur, moitié pape,
dalmatique de pontife sur tunique de roi, et couronne à fleurons scintillant
autour d’une tiare. D’une main il tenait le sceptre, de l’autre le globe
surmonté de la croix. Ainsi s’affirmait-il comme le suzerain de la chrétienté
entière.

Du haut de son trône, il prononça la
forfaiture de Philippe VI, reconnut Édouard comme roi de France et lui
remit la verge d’or qui le désignait comme vicaire impérial. C’était là encore
une idée de Robert d’Artois qui s’était rappelé comment Charles de Valois,
avant chacune de ses expéditions personnelles, prenait soin de se faire
proclamer vicaire pontifical. Louis de Bavière jura de défendre, pendant sept
ans, les droits d’Édouard, et tous les princes allemands venus avec l’Empereur
confirmèrent ce serment.

Cependant Jakob Van Artevelde
continuait d’appeler à la révolte les populations du comté de Flandre, d’où
Louis de Nevers s’était enfui, définitivement. Édouard III alla de ville
en ville, tenant de grandes assemblées où il se faisait reconnaître roi de
France. Il promettait de rattacher à la Flandre Douai, Lille, l’Artois même,
afin de constituer, de tous ces territoires aux intérêts communs, une seule
nation. L’Artois étant cité dans le grand projet, on devinait bien qui l’avait
inspiré et en serait, sous tutelle anglaise, le bénéficiaire.

En même temps, Édouard décidait
d’augmenter les privilèges commerciaux des cités ; au lieu de réclamer des
subsides, il accordait des subventions, et il scellait ses promesses d’un sceau
où les armes d’Angleterre et de France étaient conjointement gravées.

À Anvers, la reine Philippa donna le
jour à son second fils, Lionel.

Le pape Benoît XII multipliait
vainement en Avignon ses efforts de paix. Il avait interdit la croisade pour
empêcher la guerre franco-anglaise, et celle-ci maintenant n’était que trop
certaine.

Déjà, entre avant-gardes anglaises
et garnisons françaises, se produisaient de grosses escarmouches, en Vermandois
et en Thiérache, auxquelles Philippe VI ripostait en envoyant des
détachements en Guyenne et d’autres jusqu’en Écosse pour y fomenter la
rébellion au nom du petit David Bruce.

Édouard III faisait la navette
entre la Flandre et Londres, engageant aux banques italiennes les joyaux de sa
couronne afin de subvenir à l’entretien de ses troupes comme aux exigences de
ses nouveaux vassaux.

Philippe VI, ayant levé l’ost,
prit l’oriflamme à Saint-Denis et s’avança jusqu’au-delà de Saint-Quentin,
puis, à une journée seulement d’atteindre les Anglais, il fit faire demi-tour à
toute son armée et alla reporter l’oriflamme sur l’autel de Saint-Denis. Quelle
pouvait être la raison de cette étrange dérobade de la part du roi
tournoyeur ? Chacun se le demandait. Philippe trouvait-il le temps trop
mouillé pour engager le combat ? Ou bien les prédictions funestes de son
oncle Robert l’Astrologue lui étaient-elles soudain revenues en tête ? Il
déclarait s’être décidé pour un autre projet. L’angoisse, en une nuit, lui
avait fait échafauder un autre plan. Il allait conquérir le royaume
d’Angleterre. Ce ne serait point la première fois que les Français y prendraient
pied ; un duc de Normandie, trois siècles plus tôt, n’avait-il pas conquis
la Bretagne Grande ?… Eh bien ! lui, Philippe, paraîtrait sur ces
mêmes rivages d’Hastings ; un duc de Normandie, son fils, serait à ses
côtés ! Chacun des deux rois ambitionnait donc de conquérir le royaume de
l’autre.

Mais l’entreprise exigeait d’abord
la maîtrise de la mer. Édouard ayant la plus grande partie de son armée sur le
Continent, Philippe résolut de le couper de ses bases, pour l’empêcher de
ravitailler ses troupes ou de les renforcer. Il allait détruire la marine
anglaise.

Le 22 juin 1340, devant l’Écluse,
dans le large estuaire qui sépare la Flandre de la Zélande, deux cents navires
s’avançaient, parés des plus jolis noms, la flamme de France flottant à leur
grand mât :
La Pèlerine, la Nef-Dieu, la Miquolette
,
l’Amoureuse,
la Faraude, la Sainte-Marie-Porte-Joye
… Ces vaisseaux étaient montés par
vingt mille marins et soldats, complétés de tout un corps d’arbalétriers ;
mais on ne comptait guère, parmi eux, plus de cent cinquante gentilshommes. La
chevalerie française n’aimait pas la mer.

Le capitaine Barbavera, qui
commandait aux cinquante galères génoises louées par le roi de France, dit à
l’amiral Béhuchet :

— Monseigneur, voici le roi
d’Angleterre et sa flotte qui viennent sur nous. Prenez la pleine mer avec tous
vos navires, car si vous restez ici, enfermés comme vous l’êtes dans les
grandes digues, les Anglais, qui ont pour eux le vent, le soleil et la marée,
vous serreront tant que vous ne saurez vous aider.

On aurait pu l’écouter ; il
avait trente ans d’expérience navale et, l’année précédente, pour le compte de
la France, avait audacieusement brûlé et pillé Southampton. L’amiral Béhuchet,
ancien maître des eaux et forêts royales, lui répondit fièrement :

— Honni soit qui s’en ira
d’ici !

Il fit ranger ses bâtiments sur
trois lignes : d’abord les marins de la Seine, puis les Picards et les
Dieppois, enfin les gens de Caen et du Cotentin ; il ordonna de lier les
navires entre eux par des câbles, et y disposa les hommes comme sur des
châteaux forts.

Le roi Édouard, parti l’avant-veille
de Londres, commandait une flotte sensiblement égale. Il ne possédait pas plus
de combattants que les Français n’en avaient ; mais sur les vaisseaux il
avait réparti deux mille gentilshommes parmi lesquels Robert d’Artois, malgré
le grand dégoût que celui-ci avait de naviguer.

Dans cette flotte se trouvait
également, gardée par huit cents soldats, toute une nef de dames d’honneur pour
le service de la reine Philippa. Au soir, la France avait dit adieu à la
domination des mers. On ne s’était même pas aperçu de la chute du jour tant les
incendies des vaisseaux français fournissaient de lumière.

Pêcheurs normands, picards, et
marins de la Seine s’étaient fait mettre en pièces par les archers d’Angleterre
et par les Flamands venus à la rescousse sur leurs barques plates, du fond de
l’estuaire, pour prendre à revers les châteaux forts à voile. Ce n’étaient que
craquements de mâtures, cliquetis d’armes, hurlements d’égorgés. On se battait
au glaive et à la hache parmi un champ d’épaves. Les survivants, qui
cherchaient à échapper à la fin du massacre, plongeaient entre les cadavres, et
l’on ne savait plus si l’on nageait dans l’eau ou dans le sang. Des centaines
de mains coupées flottaient sur la mer.

Le corps de l’amiral Béhuchet
pendait à la vergue du navire d’Édouard. Depuis de longues heures, Barbavera
avait pris le large avec ses galères génoises.

Les Anglais étaient meurtris mais
triomphants. Leur plus grand désastre : la perte de la nef des dames,
coulée au milieu de cris affreux.

Des robes dérivaient parmi le grand
charnier marin, comme des oiseaux morts.

Le jeune roi Édouard avait été
blessé à la cuisse et le sang ruisselait sur sa botte de cuir blanc ; mais
les combats désormais se passeraient sur la terre de France.

Édouard III envoya aussitôt à
Philippe VI de nouvelles lettres de défi. « Pour éviter de graves
destructions aux peuples et aux pays, et une grande mortalité de chrétiens, ce
que tout prince doit avoir à cœur d’empêcher », le roi anglais offrait à
son cousin de France de le rencontrer en combat singulier, puisque la querelle
concernant l’héritage de France leur était affaire personnelle. Et si Philippe
de Valois ne voulait point de ce « challenge entre leurs corps », il lui
offrait de l’affronter avec seulement cent chevaliers de part et d’autre, en
champ clos : un tournoi en somme, mais à lances non épointées, à glaives
non rabattus, où il n’y aurait pas de juges diseurs pour surveiller la mêlée et
dont le prix ne serait point une broche de parure ou un faucon muscadin, mais
la couronne de Saint Louis.

Or le roi tournoyeur répondit que la
proposition de son cousin était irrecevable, vu qu’elle avait été adressée à
Philippe de Valois et non pas au roi de France dont Édouard était le vassal
traîtreusement révolté.

Le pape fit négocier une nouvelle
trêve. Les légats se dépensèrent fort et s’attribuèrent tout le mérite d’une
paix précaire que les deux princes n’acceptaient que pour se donner le temps de
souffler.

Cette seconde trêve avait quelques
chances de durer, lorsque mourut le duc de Bretagne.

Il ne laissait pas de fils légitime
ni d’héritier direct. Le duché fut réclamé à la fois par le comte de
Montfort-l’Amaury, son dernier frère, et par Charles de Blois, son neveu :
une autre affaire d’Artois, et qui, juridiquement, se présentait à peu près de
la même manière. Philippe VI appuya les prétentions de son parent Charles
de Blois, un Valois par alliance. Aussitôt Édouard III prit parti pour
Jean de Montfort. Si bien qu’il y eut deux rois de France, ayant chacun son duc
de Bretagne, comme chacun avait déjà son roi d’Écosse.

La Bretagne touchait à Robert de
fort près, puisqu’il était, par sa mère, du sang de ses ducs. Édouard III
ne pouvait ni moins ni mieux faire que de remettre au géant le commandement du
corps de bataille qui allait y débarquer.

La grande heure de Robert d’Artois
était venue.

Robert a cinquante-six ans. Autour
de son visage, aux muscles durcis par une longue destinée de haine, les cheveux
ont pris cette bizarre couleur de cidre allongé d’eau qui vient aux hommes roux
lorsqu’ils blanchissent. Il n’est plus le mauvais sujet qui s’imaginait faire
la guerre quand il pillait les châteaux de sa tante Mahaut. À présent, il sait
ce qu’est la guerre ; il prépare soigneusement sa campagne ; il a
l’autorité que confèrent l’âge et toutes les expériences accumulées au long
d’une tumultueuse existence. Il est unanimement respecté. Qui donc se rappelle
qu’il fut faussaire, parjure, assassin et un peu sorcier ? Qui oserait le
lui rappeler ? Il est Monseigneur Robert, ce colosse vieillissant, mais
d’une force toujours surprenante, toujours vêtu de rouge, et toujours sûr de
soi, qui s’avance en terre française à la tête d’une armée anglaise. Mais cela
compte-t-il pour lui que ses troupes soient étrangères ? Et d’ailleurs
cette notion existe-t-elle pour aucun des comtes, barons, et chevaliers ?
Leurs expéditions sont des affaires de famille et leurs combats des luttes
d’héritages ; l’ennemi est un cousin, mais l’allié est un autre cousin.
C’est pour le peuple, dont les maisons vont être brûlées, les granges pillées,
les femmes malmenées, que le mot « étranger » signifie
« ennemi » ; pas pour les princes qui défendent leurs titres et
assurent leurs possessions.

Pour Robert, cette guerre entre
France et Angleterre c’est
sa
guerre
 ; il l’a voulue,
prêchée, fabriquée ; elle représente dix ans d’efforts incessants. Il
semble qu’il ne soit né, qu’il n’ait vécu que pour elle. Il se plaignait
naguère de n’avoir jamais pu goûter le moment présent ; cette fois il le
savoure enfin. Il aspire l’air comme une liqueur délectable. Chaque minute est
un bonheur. Du haut de son énorme alezan, la tête au vent et le heaume pendu à
la selle, il adresse à son monde de grandes joyeusetés qui font trembler. Il a
vingt-deux mille chevaliers et soldats sous ses ordres, et, lorsqu’il se
retourne, il voit ses lances osciller jusqu’à l’horizon ainsi qu’une terrible
moisson. Les pauvres Bretons fuient devant lui, quelques-uns en chariot, la
plupart à pied, sur leurs chausses de toile ou d’écorce, les femmes traînant
les enfants, et les hommes portant sur l’épaule un sachet de blé noir.

Robert d’Artois a cinquante-six ans,
mais de même qu’il peut encore fournir sans fatigue des étapes de quinze
lieues, de même il continue de rêver… Demain il va prendre Brest ; puis il
va prendre Vannes, puis il va prendre Rennes ; de là il entrera en
Normandie, il se saisira d’Alençon qui est au frère de Philippe de
Valois ; d’Alençon, il court à Évreux, à Conches, son cher Conches !
Il court à Château-Gaillard, libère Madame de Beaumont. Puis il fond,
irrésistible, sur Paris ; il est au Louvre, à Vincennes, à Saint-Germain,
il fait choir du trône Philippe de Valois, et remet la couronne à Édouard qui
le fait, lui, Robert, lieutenant général du royaume de France. Son destin a
connu des fortunes et des infortunes moins concevables, alors qu’il n’avait
pas, soulevant la poussière des routes, toute une armée le suivant.

Et en effet Robert prend Brest, où
il délivre la comtesse de Montfort, âme guerrière, corps robuste, qui, tandis
que son mari est retenu prisonnier par le roi de France, continue, le dos à la
mer, de résister au bout de son duché. Et en effet Robert traverse, triomphant,
la Bretagne, et en effet il assiège Vannes ; il fait dresser perrières et
catapultes, pointer les bombardes à poudre dont la fumée se dissout dans les
nuages de novembre, ouvrir une brèche dans les murs. La garnison de Vannes est
nombreuse, mais ne paraît pas particulièrement résolue ; elle attend le premier
assaut pour pouvoir se rendre de façon honorable. Il faudra, de part et
d’autre, sacrifier quelques hommes afin que cette formalité soit remplie.

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