Le Lis et le Lion (40 page)

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Authors: Druon,Maurice

Tags: #Historique

BOOK: Le Lis et le Lion
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Au soir de Crécy, Philippe VI
errait dans la campagne, n’ayant plus que six hommes avec lui, et allait
frapper à la porte d’un petit manoir en gémissant :

— Ouvrez, ouvrez à l’infortuné
roi de France ! Messer Dante, on ne devait pas l’oublier, avait maudit
autrefois la race des Valois, à cause du premier d’entre eux, le comte Charles,
le ravageur de Sienne et de Florence. Tous les ennemis du
divino
poeta
finissaient assez mal.

Et après Crécy, la peste amenée par
les Génois. De ceux-là non plus il ne fallait jamais attendre rien de
bon ! Leurs bateaux avaient rapporté d’Orient le mal affreux qui, gagnant
d’abord la Provence, s’était abattu sur Avignon, sur cette ville toute pourrie
de débauches et de vices. Il suffisait d’avoir entendu répéter les propos de
messer Pétrarque sur cette nouvelle Babylone pour comprendre que sa puante
infamie et les péchés qui s’y étalaient la désignaient aux calamités
vengeresses
[32]
.

Le Toscan n’est jamais content de
rien ni de personne, sauf de lui-même. S’il ne pouvait médire, il ne pourrait
vivre. Et Giannino, en cela, se montrait bien toscan. À Viterbo, Guidarelli et
lui n’en avaient pas encore fini de critiquer et de blâmer tout l’univers.

D’abord que faisait le pape en
Avignon, au lieu de siéger à Rome, en la place désignée par saint Pierre ?
Et pourquoi élisait-on toujours des papes français, comme ce Pierre Roger,
l’ancien évêque d’Arras, qui avait succédé à Benoît XII et régnait
présentement sous le nom de Clément VI ? Pourquoi ne nommait-il à son
tour que des cardinaux français et refusait-il de rentrer en Italie ? Dieu
les avait tous punis. Une seule saison voyait la fermeture de sept mille maisons
d’Avignon dépeuplée par la peste ; on ramassait les cadavres par
charretées. Puis le fléau montait vers le nord, à travers un pays épuisé par la
guerre. La peste arrivait à Paris où elle causait mille morts par
journée ; grands ou petits, elle n’épargnait personne. La femme du duc de
Normandie, fille du roi de Bohême, était morte de la peste. La reine Jeanne de
Navarre, la fille de Marguerite de Bourgogne, était morte de la peste. La mâle
reine de France elle-même, Jeanne la Boiteuse, sœur de Marguerite, avait péri
de la peste ; les Français, qui la détestaient, disaient que son trépas
n’était qu’un juste châtiment.

Mais pourquoi Giovanna Baglioni, la
première épouse de Giannino, Giovanna aux beaux yeux en amande, au cou pareil à
un fût d’albâtre, avait-elle aussi été emportée ? Était-ce là
justice ? Était-il juste que l’épidémie eût dévasté Sienne ? Dieu
manifestait vraiment peu de discernement et taxait trop souvent les bons pour
payer les fautes des méchants.

Bienheureux ceux qui avaient échappé
à la peste ! Bienheureux messer Giovanni Boccacio, le fils d’un ami des
Tolomei, de mère française, comme Giannino, et qui avait pu demeurer à l’abri,
hôte d’un riche seigneur, dans une belle villa en lisière de Florence !
Tout le temps de la contagion, afin de distraire les réfugiés de la villa
Palmieri, et leur faire oublier que la mort rôdait aux portes, Boccacio avait
écrit ses beaux et plaisants contes que maintenant l’Italie entière répétait.
Le courage montré devant le trépas par les hôtes du comte Palmieri et par
messer Boccacio ne valait-il pas toute la sotte bravoure des chevaliers de
France ? Le notaire Guidarelli partageait complètement cet avis.

Or le roi Philippe s’était remarié
trente jours seulement après la mort de la mâle reine. Là encore, Giannino
trouvait motif à blâmer, non exactement dans le remariage puisque lui-même en
avait fait autant, mais dans l’indécente hâte mise par le roi de France à ses
secondes noces. Trente jours ! Et qui Philippe VI avait-il
choisi ? C’était là que l’histoire commençait d’être savoureuse ! Il
avait enlevé à son fils aîné la princesse à laquelle celui-ci devait se
remarier, sa cousine Blanche, fille du roi de Navarre, qu’on surnommait Belle
Sagesse.

Ébloui par l’apparition à la cour de
cette pucelle de dix-huit ans, Philippe avait exigé de son fils, Jean de
Normandie, qu’il la lui cédât, et Jean s’était laissé unir à la comtesse de
Boulogne, une veuve de vingt-quatre ans, pour laquelle il n’éprouvait pas grand
goût, non plus à vrai dire que pour aucune dame, car il semblait que l’héritier
de France fût plutôt tourné vers les écuyers.

Le roi de cinquante-six ans avait
alors retrouvé, entre les bras de Belle Sagesse, la fougue de sa jeunesse.
Belle Sagesse, vraiment ! le nom convenait bien ; Giannino et
Guidarelli en étaient secoués de rire sur leurs chevaux. Belle Sagesse !
Messer Boccacio en eût pu faire un de ses contes. En trois mois, la donzelle
avait eu les os du roi tournoyeur, et l’on conduisait à Saint-Denis ce superbe
imbécile qui n’avait régné un tiers de siècle que pour conduire son royaume de
la richesse à la ruine.

Jean II, le nouveau roi, âgé
maintenant de trente-six ans, et qu’on appelait le Bon sans qu’on sût trop
pourquoi, possédait tout juste, à ce que les voyageurs rapportaient, les mêmes
solides qualités que son père, et le même bonheur dans ses entreprises. Il
était seulement un peu plus dépensier, instable, et futile ; mais il
rappelait aussi sa mère par la sournoiserie et la cruauté. Se croyant
constamment trahi, il avait déjà fait décapiter son connétable.

Parce que le roi Édouard III,
campant dans Calais par lui conquis, avait institué l’ordre de la Jarretière,
un jour qu’il s’était plu à rattacher lui-même le bas de sa maîtresse la belle
comtesse de Salisbury, le roi Jean II, ne voulant pas demeurer en reste de
chevalerie, avait fondé l’ordre de l’Étoile afin d’en honorer son favori
espagnol, le jeune Charles de La Cerda. Ses prouesses s’arrêtaient là.

Le peuple crevait de faim ; les
campagnes comme l’industrie, par suite de la peste et de la guerre, manquaient
de bras ; les denrées étaient rares et les prix démesurés ; on
supprimait des emplois ; on imposait sur toutes les transactions une taxe
de près d’un sol à la livre.

Des bandes errantes, semblables aux
pastoureaux de jadis, mais plus démentes encore, traversaient le pays, des
milliers d’hommes et de femmes en haillons qui se flagellaient les uns les
autres avec des cordes ou des chaînes, en hurlant des psaumes lugubres le long
des routes, et soudain, saisis de fureur, massacraient, comme toujours, les
Juifs et les Italiens.

Cependant la cour de France
continuait d’étaler un luxe insultant, dépensait pour un seul tournoi ce qui
eût suffi à nourrir un an tous les pauvres d’un comté, et se vêtait de façon
peu chrétienne, les hommes plus parés de bijoux que les femmes, avec des cottes
pincées à la taille, si courtes qu’elles découvraient les fesses, et des
chaussures terminées en si longues pointes qu’elles empêchaient de marcher.

Une compagnie de banque un peu
sérieuse pouvait-elle à de telles gens consentir de nouveaux prêts ou fournir
des laines ? Certes non. Et Giannino Baglioni, entrant à Rome, le 2
octobre, par le Ponte Milvio, était bien résolu à le dire au tribun Cola de
Rienzi.

 

II
LA NUIT DU CAPITOLE

Les voyageurs s’étaient installés dans
une
osteria
du Campo dei Fiori, à l’heure où les marchandes criardes
soldaient leurs bottes de roses et débarrassaient la place du tapis multicolore
et embaumé de leurs éventaires.

À la nuit tombante, ayant pris
l’aubergiste pour guide, Giannino Baglioni se rendit au Capitole.

L’admirable ville que Rome, où il
n’était jamais venu et qu’il découvrait en regrettant de ne pouvoir à chaque
pas s’arrêter ! Immense en comparaison de Sienne et de Florence, plus
grande même, semblait-il, que Paris, ou que Naples, si Giannino se référait aux
récits de son père. Le dédale de ruelles s’ouvrait sur des palais merveilleux,
brusquement surgis, et dont les porches et les cours étaient éclairés de
torches ou de lanternes. Des groupes de garçons chantaient, se tenant par le
bras en travers des rues. On se bousculait, mais sans mauvaise humeur, on
souriait aux étrangers ; les tavernes étaient nombreuses d’où sortaient de
bons parfums d’huile chaude, de safran, de poisson frit et de viande rôtie. La
vie ne semblait pas s’arrêter avec la nuit.

Giannino monta la colline du
Capitole à la lueur des étoiles. L’herbe croissait devant un porche
d’église ; des colonnes renversées, une statue dressant un bras mutilé
attestaient l’antiquité de la cité. Auguste, Néron, Titus, Marc Aurèle avaient
foulé ce sol.

Cola de Rienzi soupait en nombreuse
compagnie, dans une vaste salle sur les assises mêmes du temple de Jupiter.
Giannino vint à lui, mit un genou en terre et se nomma. Aussitôt le tribun, lui
prenant les mains, le releva et le fit conduire dans une pièce voisine où,
après peu d’instants, il le rejoignit.

Rienzi s’était choisi le titre de
tribun, mais il avait plutôt le masque et le port d’un empereur. La pourpre
était sa couleur ; il drapait son manteau comme une toge. Le col de sa robe
cernait un cou large et rond ; le visage massif avec de gros yeux clairs,
des cheveux courts, un menton volontaire, semblait destiné à prendre place à la
suite des bustes des Césars. Le tribun avait un tic léger, un frémissement de
la narine droite qui lui donnait une expression d’impatience. Le pas était
autoritaire. Cet homme-là montrait bien, rien qu’en paraissant, qu’il était né
pour commander, avait de grandes vues pour son peuple, et qu’il fallait se
hâter de comprendre ses pensées et de s’y conformer. Il fit asseoir Giannino
près de lui, ordonna à ses serviteurs de fermer les portes et de veiller à ce
qu’on ne le dérangeât point ; puis, tout aussitôt, il commença de poser
des questions qui ne concernaient en rien les affaires de banque.

Le commerce des laines, les prêts
d’argent, les lettres de change ne constituaient pas son souci. C’était
Giannino uniquement, la personne de Giannino, qui l’intéressait. À quel âge
Giannino était-il arrivé de France ? Où avait-il passé ses premières
années ? Qui l’avait élevé ? Avait-il toujours porté le même
nom ?

Après chaque demande, Rienzi
attendait la réponse, écoutait, hochait le menton, interrogeait de nouveau.

Donc Giannino avait vu le jour dans
un couvent de Paris. Sa mère, Marie de Cressay, l’avait élevé jusqu’à l’âge de
neuf ans, en Ile-de-France, près d’un bourg nommé Neauphle-le-Vieux. Que
savait-il d’un séjour qu’aurait fait sa mère à la cour de France ? Le
Siennois se rappelait les propos de son père, Guccio Baglioni, à ce
sujet : Marie de Cressay, peu après avoir accouché de Giannino, avait été
appelée à la cour comme nourrice, pour le fils nouveau-né de la reine Clémence
de Hongrie ; mais elle y était peu restée, puisque l’enfant de la reine
était mort au bout de quelques jours, empoisonné disait-on.

Et Giannino se mit à sourire. Il
avait été frère de lait d’un roi de France ; c’était chose à laquelle il
ne songeait presque jamais et qui lui paraissait soudain incroyable, presque
risible, lorsqu’il se contemplait, tout près d’atteindre quarante ans, dans sa
tranquille existence de bourgeois italien.

Mais pourquoi Rienzi lui posait-il
toutes ces questions ? Pourquoi le tribun aux gros yeux clairs, le bâtard
de l’avant-dernier empereur, l’observait-il avec cette attention
réfléchie ?

— C’est bien vous, dit enfin
Cola de Rienzi, c’est bien vous…

Giannino ne comprenait pas ce qu’il
entendait par là. Il fut encore plus surpris quand il vit l’imposant tribun
mettre un genou en terre et s’incliner jusqu’à lui baiser le pied droit.

— Vous êtes le roi de France, déclara
Rienzi, et c’est ainsi que tout le monde doit vous traiter désormais.

Les lumières vacillèrent un peu
autour de Giannino.

Quand la maison où l’on se tient
paisiblement à dîner se fissure soudain parce que le sol est en train de
glisser, quand le bateau sur lequel on dort vient en pleine nuit éclater contre
un récif, on ne comprend pas non plus, dans le premier instant, ce qui arrive.

Giannino Baglioni était assis dans
une chambre du Capitole ; le maître de Rome s’agenouillait à ses pieds et
lui affirmait qu’il était roi de France.

— Il y a eu neuf ans au mois de
juin, la dame Marie de Cressay est morte…

— Ma mère est morte ?
s’écria Giannino.

— Oui, mon grandissime
Seigneur… celle plutôt que vous croyiez votre mère. Et l’avant-veille de mourir
elle s’est confessée…

C’était la première fois que
Giannino s’entendait appeler « grandissime Seigneur » et il en
demeura bouche bée, plus stupéfait encore que du baise-pied.

Donc, se sentant proche de
trépasser, Marie de Cressay avait appelé auprès de son lit un moine augustin
d’un couvent voisin, Frère Jourdain d’Espagne, et elle s’était confessée à lui.

L’esprit de Giannino remontait vers
ses premiers souvenirs. Il voyait la chambre de Cressay et sa mère blonde et
belle… Elle était morte depuis neuf ans, et il ne le savait pas. Et voilà qu’à
présent elle n’était plus sa mère.

Frère Jourdain, à la demande de la
mourante, avait consigné par écrit cette confession qui constituait la
révélation d’un extraordinaire secret d’État, et d’un non moins extraordinaire
crime.

— Je vous montrerai la
confession, ainsi que la lettre de Frère Jourdain ; tout cela est en ma
possession, dit Cola de Rienzi.

Le tribun parla pendant quatre
heures pleines. Il n’en fallait pas moins, et d’abord pour instruire Giannino
d’événements, vieux de quarante ans, qui faisaient partie de l’histoire du
royaume de France : la mort de Marguerite de Bourgogne, le remariage du
roi Louis X avec Clémence de Hongrie.

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