Encore leur fallait-il, pour
s’équiper et partir, l’autorisation du roi de Hongrie. Celui-ci, qui se faisait
nommer « le Grand », mais ne paraissait pas briller par la rigueur de
jugement, voulut réexaminer lui-même les documents de Giannino, les approuva
comme authentiques, proclama qu’il allait fournir appuis et subsides à
l’entreprise, puis, la semaine suivante, annonça que, tout bien réfléchi, il
abandonnait ce projet.
Et pourtant le 15 mai 1359, l’évêque
Francesco del Contado remettait au prétendant une lettre datée du même jour,
scellée du sceau de Hongrie, par laquelle Louis le Grand « enfin éclairé
par le soleil de la vérité » certifiait que le seigneur Giannino di
Guccio, élevé dans la ville de Sienne, était bien issu de la famille royale de
ses ancêtres, et fils du roi Louis de France et de la reine Clémence de Hongrie,
d’heureuses mémoires. La lettre confirmait également que la divine Providence,
se servant du secours de la nourrice royale, avait voulu qu’un échange
substituât au jeune prince un autre enfant à la mort duquel Giannino devait son
salut.
« Ainsi autrefois la Vierge Marie, fuyant en Egypte, sauvait son
enfant en laissant croire qu’il ne vivait plus… »
Toutefois l’évêque Francesco
conseillait au prétendant de partir au plus vite, avant que le roi de Hongrie
ne fût revenu sur sa décision, d’autant qu’on n’était pas absolument certain
que la lettre eût été dictée par lui, ni le sceau apposé par son ordre…
Le lendemain, Giannino quittait
Bude, sans avoir eu le temps de réunir toutes les troupes qui s’étaient
offertes à le servir, mais néanmoins avec une assez belle suite pour un prince
qui avait si peu de terres.
Giovanni di Francia se rendit alors
à Venise où il se fit tailler des habits royaux, puis à Trévise, à Padoue, à
Ferrare, à Bologne, et enfin il rentra à Sienne, après un voyage de seize mois,
pour se présenter aux élections du Conseil de la République.
Or, bien que son nom fût sorti le
troisième des boules, le Conseil invalida son élection, justement parce qu’il
était le fils de Louis X, justement parce qu’il était reconnu comme tel
par le roi de Hongrie, justement parce qu’il n’était pas de la ville. Et on lui
ôta la citoyenneté siennoise.
Vint à passer par la Toscane le
grand sénéchal du royaume de Naples, qui se rendait en Avignon. Giannino
s’empressa de l’aller trouver ; Naples n’était-elle pas le berceau de sa
famille maternelle ? Le sénéchal, prudent, lui conseilla de s’adresser au
pape.
Sans escorte cette fois, les nobles
hongrois s’étant lassés, il arriva au printemps 1360 dans la cité papale, en
simple habit de pèlerin. Innocent VI refusa obstinément de le recevoir. La
France causait au Saint-Père trop de tracas pour qu’il songeât à s’occuper de
cet étrange roi posthume.
Jean II le Bon était toujours
prisonnier ; Paris demeurait marqué par l’insurrection où le prévôt des
marchands, Étienne Marcel, avait péri assassiné après sa tentative d’établir un
pouvoir populaire. L’émeute était aussi dans les campagnes où la misère
soulevait ceux qu’on appelait « les Jacques ». On se tuait partout,
on ne savait plus qui était ami ou ennemi. Le dauphin aux mains gonflées, sans
troupes et sans finances, luttait contre l’Anglais, luttait contre le
Navarrais, luttait contre les Parisiens même, aidé du Breton du Guesclin auquel
il avait remis l’épée qu’il ne pouvait tenir. Il s’employait en outre à réunir
la rançon de son père.
L’embrouille était totale entre des
factions toutes également épuisées ; des compagnies, qui se disaient de
soldats mais qui n’étaient que de brigands, rendaient les routes incertaines,
pillaient les voyageurs, tuaient par simple vocation du meurtre.
Le séjour d’Avignon devenait, pour
le chef de l’Église, aussi peu sûr que celui de Rome, même avec les Colonna. Il
fallait traiter, traiter au plus vite, imposer la paix à ces combattants
exténués, et que le roi d’Angleterre renonçât à la couronne de France, fût-ce à
garder par droit de conquête la moitié du pays, et que le roi de France fût
rétabli sur l’autre moitié pour y ramener un semblant d’ordre. Qu’avait-on à
faire d’un pèlerin agité qui réclamait le royaume en brandissant l’incroyable
relation de moines inconnus, et une lettre du roi de Hongrie que celui-ci
démentait ?
Alors Giannino erra, cherchant
quelque argent, essayant d’intéresser à son histoire des convives d’auberge qui
disposaient d’une heure à perdre entre deux pichets de vin, accordant de l’influence
à des gens qui n’en avaient point, s’abouchant avec des intrigants, des
malchanceux, des routiers de grandes compagnies, des chefs de bandes anglaises
qui, venues jusque-là, écumaient la Provence. On disait qu’il était fou et, en
vérité, il le devenait.
Les notables d’Aix l’arrêtèrent un
jour de janvier 1361 où il semait le trouble dans leur ville. Ils s’en
débarrassèrent dans les mains du viguier de Marseille lequel le jeta en prison.
Il s’évada au bout de huit mois pour être aussitôt repris ; et puisqu’il
se réclamait si haut de sa famille de Naples, puisqu’il affirmait avec tant de
force être le fils de Madame Clémence de Hongrie, le viguier l’envoya à Naples.
On négociait justement dans ce
moment-là le mariage de la reine Jeanne, héritière de Robert l’Astrologue, avec
le dernier fils de Jean II le Bon. Celui-ci, à peine revenu de sa joyeuse
captivité, après la paix de Brétigny conclue par le dauphin, courait en Avignon
où Innocent VI venait de mourir. Et le roi Jean II proposait au
nouveau pontife Urbain V un magnifique projet, la fameuse croisade que ni
son père Philippe de Valois ni son grand-père Charles n’avaient réussi à faire
partir !
À Naples, Jean le Posthume, Jean
l’Inconnu, fut enfermé au château de l’œuf ; par le soupirail de son cachot
il pouvait voir le Château-Neuf, le
Maschio Angioino
, d’où sa mère était
partie si heureuse, quarante-six ans plus tôt, pour devenir reine de France.
Ce fut là qu’il mourut, la même
année, ayant partagé, lui aussi, par les détours les plus étranges, le sort des
Rois maudits.
Quand Jacques de Molay, du haut de
son bûcher, avait lancé son anathème, était-il instruit, par les sciences
divinatoires dont les Templiers passaient pour avoir l’usage, de l’avenir
promis à la race de Philippe le Bel ? Ou bien la fumée dans laquelle il
mourait avait-elle ouvert son esprit à une vision prophétique ?
Les peuples portent le poids des
malédictions plus longtemps que les princes qui les ont attirées.
Des descendants mâles du Roi de fer,
nul n’avait échappé au destin tragique, nul ne survivait, sinon Édouard
d’Angleterre, qui venait d’échouer à régner sur la France.
Mais le peuple, lui, n’était pas au
bout de souffrir. Il lui faudrait connaître encore un roi sage, un roi fou, un
roi faible, et soixante-dix ans de calamités, avant que les reflets d’un autre
bûcher, allumé pour le sacrifice d’une fille de France, n’eussent dissipé, dans
les eaux de la Seine, la malédiction du grand-maître.
Paris, 1954-1960
Essendiéras, 1965-1966
FIN
Les souverains apparaissent dans ce
répertoire au nom sous lequel ils ont régné ; les autres personnages à
leur nom de famille ou de fief principal. Nous n’avons pas fait mention de
certains personnages épisodiques, lorsque les documents historiques ne conservent
de leur existence d’autre trace que l’action précise pour laquelle ils figurent
dans notre récit.
Alençon
(Charles de Valois, comte d’) (1294-1346). Second fils de Charles de Valois et
de Marguerite d’Anjou-Sicile. Tué à Crécy.
Andronic II
Paléologue (1258-1322). Empereur de Constantinople. Couronné en 1282.
Détrôné par son petit-fils Andronic III en 1328.
Anjou
(saint Louis d’) (1275-1299). Deuxième fils de Charles II d’Anjou, dit le
Boiteux, roi de Sicile, et de Marie de Hongrie. Renonça au trône de Naples pour
entrer dans les ordres. Évêque de Toulouse. Canonisé sous Jean XXII en
1317.
Anjou-Sicile
(Marguerite d’), comtesse de Valois (vers 1270-31 décembre 1299).
Fille de Charles II d’Anjou, dit le Boiteux, roi de Sicile, et de Marie de
Hongrie. Première épouse de Charles de Valois. Mère du futur Philippe VI,
roi de France.
Artevelde
(Jakob Van) (vers 1285-1345). Marchand drapier de Gand. Joua un rôle
capital dans les affaires de Flandre. Assassiné au cours d’une révolte de
tisserands.
Artois
(Jean
d’), comte d’Eu (1321-6 avril 1386). Fils de Robert d’Artois et de Jeanne de
Valois, fut emprisonné avec sa mère et ses frères après le bannissement de
Robert. Libérés en 1347. Chevalier (1350). Reçut en donation le comté d’Eu
après l’exécution de Raoul de Brienne. Fait prisonnier à Poitiers (1356). Il
avait épousé Isabelle de Melun dont il eut six enfants.
Artois
(Mahaut, comtesse de Bourgogne puis d’) ( ?-27 novembre 1329). Fille de
Robert II d’Artois. Épousa (1291) le comte palatin de Bourgogne,
Othon IV (mort en 1303). Comtesse-pair d’Artois par jugement royal (1309).
Mère de Jeanne de Bourgogne, épouse de Philippe de Poitiers, futur
Philippe V, et de Blanche de Bourgogne, épouse de Charles de France, comte
de la Marche, futur Charles IV.
Artois
(Robert III d’) (1287-1342). Fils de Philippe d’Artois et petit-fils de
Robert II d’Artois. Comte de Beaumont-le-Roger et seigneur de Conches
(1309). Épousa Jeanne de Valois, fille de Charles de Valois et de Catherine de
Courtenay (1318). Pair du royaume par son comté de Beaumont-le-Roger (1328).
Banni du royaume (1322), se réfugia à la Cour d’Édouard III d’Angleterre.
Blessé mortellement à Vannes. Enterré à Saint-Paul de Londres.
Arundel
(Edmond Fitzalan, comte d’) (1285-1326).
Fils
de Richard I
er
, comte d’Arundel. Épouse Alice, sœur de John, comte
de Warenne, dont il eut un fils, Richard, qui épousa la fille de Hugh Le
Despenser le Jeune. Grand Juge du Pays de Galles (1323-1326). Décapité à
Hereford.
Asnières
(Jean d’). Avocat au Parlement de Paris. Prononça l’acte d’accusation
d’Enguerrand de Marigny.
Aubert
(Étienne)
(voir Innocent VI, pape).
Auch
(Arnaud d’) ( ?-1320). Évêque de Poitiers (1306). Créé cardinal-évêque
d’Albano par Clément V en 1312. Légat du pape à Paris en 1314. Camérier du
pape jusqu’en 1319. Mort en Avignon.
Aunay
(Gautier
d’) ( ?-1314). Fils aîné de Gautier d’Aunay, seigneur de Moucy-le-Neuf, du
Mesnil et de Grand-Moulin. Bachelier du comte de Poitiers, second fils de
Philippe le Bel. Convaincu d’adultère (affaire de la tour de Nesle) avec
Blanche de Bourgogne, il fut exécuté à Pontoise. Il avait épousé Agnès de
Montmorency.
Aunay
(Philippe d’) ( ?-1314). Frère cadet du précédent. Écuyer du comte de
Valois. Convaincu d’adultère avec Marguerite de Bourgogne, épouse de Louis, dit
Hutin, roi de Navarre puis de France. Exécuté en même temps que son frère à
Pontoise.
Auxois
(Jean d’). Évêque de Troyes, puis d’Auxerre (de 1353 à 1359).
Baglioni
(Guccio) (vers 1295-1340). Banquier siennois apparenté à la famille des
Tolomei. Tenait, en 1315, comptoir de banque à Neauphle-le-Vieux. Épousa
secrètement Marie de Cressay dont il eut un fils, Giannino (1316), échangé au
berceau avec Jean I
er
le Posthume. Mort en Campanie.
Baldock
(Robert de) ( ?-1327). Archidiacre du Middlesex (1314). Lord du sceau
privé (1320). Mort à Londres.
Bar
(Édouard,
comte de) (1285- ?). Fils d’Henri III, comte de Bar (mort en 1302).
Épousa en 1310 Marie de Bourgogne, sœur de Marguerite. Beau-frère de
Louis V, d’Eudes de Bourgogne et de Philippe de Valois.
Barbette
(Etienne) (vers 1250-19 décembre 1321). Bourgeois de Paris, appartenant à une
des plus vieilles familles de notables. Voyer de Paris (1275), échevin (1296),
prévôt des marchands (1296 et 1314), maître de la Monnaie de Paris et argentier
du roi. Sa demeure, la courtille Barbette, fut pillée lors des émeutes de 1306.
Béatrice de Hongrie
(vers 1294- ?). Fille de Charles-Martel d’Anjou. Sœur de
Charobert, roi de Hongrie, et de Clémence, reine de France. Épouse du dauphin
de Viennois, Jean II de La Tour du Pin, et mère de Guigues VIII et
Humbert II, derniers dauphins de Viennois.
Beaumont
(Jean de), dit le Déramé, seigneur de Clichy et de
Courcelles-la-Garenne ( ?-1318). Succéda en 1315 à Miles de Noyers dans la
charge de maréchal de France.
Bec-Crespin
(Michel du) ( ?-1318). Dizenier de Saint-Quentin en Vermandois.
Créé cardinal par Clément V le 24 décembre 1312.
Benoît XII
(Jacques Nouvel-Fournier) (vers 1285-avril 1342). Cistercien. Abbé de
Fontfroide. Évêque de Pamiers (1317), puis de Mirepoix (1326). Créé cardinal en
décembre 1327 par Jean XXII auquel il succéda en 1334.
Berkeley
(Thomas, baron de) (1292-1361). Chevalier (1322). Fait prisonnier à Shrewsbury
et libéré en 1326. Gardien du roi Édouard II en son château de Berkeley
(1327). Maréchal de l’armée en 1340, commanda les forces anglaises à Crécy.
Marié à Marguerite, fille de Roger Mortimer.