Le Lis et le Lion (42 page)

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Authors: Druon,Maurice

Tags: #Historique

BOOK: Le Lis et le Lion
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Le tribun semblait plus nerveux que
la veille ; il s’arrêtait de dicter chaque fois qu’un bruit non familier
parvenait à son oreille, ou au contraire qu’un silence un peu long
s’établissait. Ses gros yeux se dirigeaient souvent vers les fenêtres
ouvertes ; on eût dit qu’il épiait la ville.

— … Giannino s’est
présenté devant nous, à notre invitation, le jeudi 2 octobre. Avant de lui
parler de ce que nous avions à lui dire, nous lui avons demandé ce qu’il était,
sa condition, son nom, celui de son père, et toutes les choses qui le
concernaient. D’après ce qu’il nous a répondu, nous avons trouvé que ses
paroles s’accordaient avec ce que disaient les lettres du Frère Antoine ;
ce que voyant, nous lui avons respectueusement révélé tout ce que nous avions
appris. Mais comme nous savons qu’un mouvement se prépare à Rome contre nous…

Giannino eut un sursaut.
Comment ! Cola de Rienzi, si puissant qu’il parlait d’envoyer des
ambassadeurs au pape et à tous les princes du monde, redoutait… Il leva le
regard vers le tribun ; celui-ci confirma, en abaissant lentement les
paupières sur ses yeux clairs ; sa narine droite tremblait.

— Les Colonna, dit-il
sombrement. Puis il se remit à dicter :

— … Comme nous craignons
de périr avant de lui avoir donné quelque appui ou quelque moyen pour recouvrer
son royaume, nous avons fait copier toutes ces lettres et les lui avons remises
en main propre, le samedi 4 octobre 1354, les ayant scellées de notre sceau
marqué de la grande étoile entourée de huit petites, avec le petit cercle au
milieu, ainsi que des armes de la Sainte Église et du peuple romain, pour que
les vérités qu’elles contiennent en reçoivent une garantie plus grande et pour
qu’elles soient connues de tous les fidèles. Puisse Notre Très Pieux et Très
Gracieux Seigneur Jésus-Christ nous accorder une vie assez longue pour qu’il
nous soit donné de voir triomphante en ce monde une aussi juste cause. Amen,
amen !

Quand ceci fut fait, Rienzi
s’approcha de la fenêtre ouverte et, prenant Jean I
er
par
l’épaule d’un geste presque paternel, il lui montra, à cent pieds plus bas, le
grand désordre de ruines du forum antique, les arcs de triomphe et les temples
écroulés. Le soleil couchant teintait d’or rose cette fabuleuse carrière où
Vandales et papes s’étaient fournis de marbre pendant près de dix siècles, et
qui n’était pas encore épuisée. Du temple de Jupiter, on apercevait la maison
des Vestales, le laurier qui croissait au temple de Vénus…

— C’est là, dit le tribun
désignant la place de l’ancienne Curie romaine, c’est là-bas que César fut
assassiné… Voulez-vous me rendre un très grand service, mon noble
Seigneur ? Nul ne vous connaît encore, nul ne sait qui vous êtes, et vous
pouvez cheminer en paix comme un simple bourgeois de Sienne. Je veux vous aider
de tout mon pouvoir ; encore faut-il pour cela que je sois vivant. Je sais
qu’une conspiration se trame contre moi. Je sais que mes ennemis veulent mettre
fin à mes jours. Je sais qu’on surveille les messagers que j’envoie hors de
Rome. Partez pour Montefiascone, présentez-vous de ma part au cardinal Albornoz,
et dites-lui de m’envoyer des troupes, avec la plus grande urgence.

Dans quelle aventure Giannino se
trouvait-il, en si peu d’heures, engagé ? Revendiquer le trône de
France ! Et à peine était-il Prince prétendant, partir en émissaire du
tribun pour lui chercher du secours. Il n’avait dit oui à rien, et à rien ne
pouvait dire non.

Le lendemain 5 octobre, après une
course de douze heures il parvenait à ce même Montefiascone qu’il avait
traversé, médisant si fort de la France et des Français, cinq jours plus tôt.
Il parla au cardinal Albornez qui aussitôt décida de marcher sur Rome avec les
soldats dont il disposait ; mais il était déjà trop tard. Le mardi 7
octobre, Cola de Rienzi était assassiné.

 

IV
LE ROI POSTHUME

Et Giovanni di Francia rentra à Sienne,
y reprit son commerce de banque et de laines, et pendant deux ans se tint coi.
Simplement, il se regardait souvent dans les miroirs. Il ne s’endormait pas
sans penser qu’il était le fils de la reine Clémence de Hongrie, le parent des
souverains de Naples, l’arrière-petit-fils de Saint Louis. Mais il n’avait pas
une immense audace de cœur ; on ne sort pas brusquement de Sienne, à
quarante ans, pour crier : « Je suis le roi de France », sans
risquer d’être pris pour un fou. L’assassinat de Cola de Rienzi, son protecteur
de trois jours, l’avait fait sérieusement réfléchir. Et d’abord, qui serait-il
allé trouver ?

Toutefois il n’avait pas gardé la
chose si secrète qu’il n’en eût parlé un peu à son épouse Francesca, curieuse
comme toutes les femmes, à son ami Guidarelli, curieux comme tous les notaires,
et surtout Fra Bartolomeo, de l’ordre des Frères Prêcheurs, curieux comme tous
les confesseurs.

Fra Bartolomeo était un moine
italien, enthousiaste et bavard, qui se voyait déjà chapelain de roi. Giannino
lui avait montré les pièces remises par Rienzi ; il commença d’en parler
dans la ville. Et les Siennois bientôt de se chuchoter ce miracle : le
légitime roi de France était parmi leurs concitoyens ! On s’attroupait
devant le palazzo Tolomei ; quand on venait commander des laines à
Giannino, on se courbait très bas ; on était honoré de lui signer une
traite ; on se le désignait lorsqu’il marchait dans les petites rues. Les
voyageurs de commerce qui avaient été en France assuraient qu’il avait tout à fait
le visage des princes de là-bas, blond, les joues larges, les sourcils un peu
écartés.

Et voilà les marchands siennois
dispersant la nouvelle auprès de leurs correspondants en tous comptoirs
italiens d’Europe. Et voilà qu’on découvre que les Frères Jourdain et Antoine,
les deux Augustins que chacun croyait morts, tant ils se présentaient dans
leurs relations écrites comme vieux ou malades, étaient toujours bien vivants,
et même s’apprêtaient à partir pour la Terre sainte. Et voilà que ces deux
moines écrivent au Conseil de la République de Sienne, pour confirmer toutes
leurs déclarations antérieures ; et même le Frère Jourdain écrit à
Giannino, lui parlant des malheurs de la France et l’exhortant à prendre bon
courage !

Les malheurs en effet étaient
grands. Le roi Jean II, « le faux roi » disaient maintenant les
Siennois, avait donné toute la mesure de son génie dans une grande bataille qui
s’était livrée à l’ouest de son royaume, du côté de Poitiers. Parce que son
père Philippe VI s’était fait battre à Crécy par des troupes de pied,
Jean II, le jour de Poitiers, avait décidé de mettre à terre ses
chevaliers, mais sans leur laisser ôter leurs armures, et de les faire marcher
ainsi contre un ennemi qui les attendait en haut d’une colline. On les avait
découpés dans leurs cuirasses comme des homards crus.

Le fils aîné du roi, le dauphin
Charles, qui commandait un corps de bataille, s’était éloigné du combat, sur
l’ordre de son père assurait-on, mais avec bien de l’empressement à exécuter
cet ordre. On racontait aussi que le dauphin avait les mains qui gonflaient et
qu’à cause de cela il ne pouvait tenir longtemps une épée. Sa prudence, en tout
cas, avait sauvé quelques chevaliers à la France, tandis que Jean II,
isolé avec son dernier fils Philippe qui lui criait : « Père,
gardez-vous à droite, père, gardez-vous à gauche ! » alors qu’il
avait à se garder d’une armée entière, finissait par se rendre à un chevalier
picard passé au service des Anglais.

À présent le roi Valois était
prisonnier du roi Édouard III. N’avançait-on pas, comme prix de sa rançon,
le chiffre fabuleux d’un million de florins ? Ah ! il ne fallait pas
compter sur les banquiers siennois pour y contribuer.

On commentait toutes ces nouvelles,
avec beaucoup d’animation, un matin d’octobre 1356, devant le Municipio de
Sienne, sur la belle place en amphithéâtre bordée de palais ocres et
roses ; on en discutait, en faisant de grands gestes qui effarouchaient
les pigeons, lorsque soudain Fra Bartolomeo s’avança dans sa robe blanche vers
le groupe le plus nombreux, et, justifiant sa renommée de Frère Prêcheur,
commença de parler comme s’il eût été en chaire.

— On va voir enfin ce qu’est ce
roi prisonnier et quels sont ses titres à la couronne de Saint Louis ! Le
moment de la justice est arrivé ; les calamités qui s’appesantissent sur
la France depuis vingt-cinq années ne sont que le châtiment d’une infamie, et
Jean de Valois n’est qu’un usurpateur…
Usurpatore
,
usurpatore
 !
hurlait Fra Bartolomeo devant la foule qui grossissait. Il n’a aucun droit au
trône qu’il occupe. Le véritable, le légitime roi de France, c’est à Sienne
qu’il se trouve et tout le monde le connaît : on l’appelle Giannino
Baglioni…

Son doigt indiquait par-dessus les
toits la direction du palais Tolomei.

— … on le croit le fils de
Guccio, fils de Mino ; mais en vérité il est né en France, du roi Louis et
de la reine Clémence de Hongrie.

La ville fut mise par ce prêche dans
un tel émoi que le Conseil de la République se réunit sur l’heure au Municipio,
demanda à Fra Bartolomeo d’apporter les pièces, les examina, et, après une
grande délibération, décida de reconnaître Giannino comme roi de France. On
allait l’aider à recouvrer son royaume ; on allait nommer un conseil de
six d’entre les citoyens les plus avisés et les plus riches pour veiller à ses
intérêts, et informer le pape, l’Empereur, les souverains, le Parlement de
Paris, qu’il existait un fils de Louis X, honteusement dépossédé mais
indiscutable, qui revendiquait son héritage. Et tout d’abord on lui vota une
garde d’honneur et une pension.

Giannino, effrayé de cette
agitation, commença par tout refuser. Mais le Conseil insistait ; le
Conseil brandissait devant lui ses propres documents et exigeait qu’il fût
convaincu. Il finit par raconter ses entrevues avec Cola de Rienzi, dont la
mort continuait de l’obséder, et alors l’enthousiasme ne connut pas de
limites ; les plus nobles des jeunes Siennois se disputaient l’honneur
d’être de sa garde ; on se serait presque battu entre quartiers, comme le
jour du Palio.

Cet empressement dura un petit mois,
pendant lequel Giannino parcourut sa ville avec un train de prince. Son épouse
ne savait trop quelle attitude adopter et se demandait si, simple bourgeoise,
elle pourrait être ointe à Reims. Quant aux enfants, ils étaient habillés toute
la semaine de leurs vêtements de fête. L’aîné du premier mariage, Gabriele,
devrait-il être considéré comme l’héritier du trône ? Gabriele Primo, roi
de France… cela sonnait étrangement. Ou bien… et la pauvre Francesca Agazzano
en tremblait… le pape ne serait-il pas forcé d’annuler un mariage si peu en
rapport avec l’auguste personne de l’époux, afin de permettre que celui-ci
contractât une nouvelle union avec une fille de roi ?

Négociants et banquiers furent vite
calmés par leurs correspondants. Les affaires n’étaient-elles pas assez
mauvaises en France, qu’il fallût y faire surgir un roi de plus ? Les
Bardi de Florence se moquaient bien de ce que le légitime souverain fût
siennois ! La France avait déjà un roi Valois, prisonnier à Londres où il
menait une captivité dorée, en l’hôtel de Savoie sur la Tamise, et se
consolait, en compagnie de jeunes écuyers, de l’assassinat de son cher La
Cerda. La France avait également un roi anglais qui commandait à la plus grande
part du pays. Et maintenant le nouveau roi de Navarre, petit-fils de Marguerite
de Bourgogne, qu’on appelait Charles le Mauvais, revendiquait lui aussi le
trône. Et tous étaient endettés auprès des banques italiennes… Ah ! les
Siennois étaient bien venus d’aller soutenir les prétentions de leur
Giannino !

Le Conseil de la République n’envoya
aucune lettre aux souverains, aucun ambassadeur au pape, aucune représentation
au Parlement de Paris. Et l’on retira bientôt à Giannino sa pension et sa garde
d’honneur.

Mais c’était lui, maintenant,
entraîné presque contre son gré dans cette aventure, qui voulait la poursuivre.
Il y allait de son honneur, et l’ambition, tardivement, le tourmentait. Il
n’admettait plus qu’on tînt pour rien qu’il eût été reçu au Capitole, qu’il eût
dormi au Château Saint-Ange et marché sur Rome en compagnie d’un cardinal. Il
s’était promené un mois avec une escorte de prince, et ne pouvait supporter
qu’on chuchotât, le dimanche, quand il entrait au Duomo dont on venait
d’achever la belle façade noire et blanche : « Vous savez, c’est lui
qui se disait héritier de France ! » Puisqu’on avait décidé qu’il
était roi, il continuerait de l’être. Et, tout seul, il écrivit au pape
Innocent VI, qui avait succédé en 1352 à Pierre Roger ; il écrivit au
roi d’Angleterre, au roi de Navarre, au roi de Hongrie, leur envoyant copie de
ses documents et leur demandant d’être rétabli dans ses droits. L’entreprise en
fût peut-être restée là si Louis de Hongrie, seul de tout le parentage, n’eût
répondu. Il était neveu direct de la reine Clémence ; dans sa lettre il
donnait à Giannino le titre de roi et le félicitait de sa naissance !

Alors, le 2 octobre 1357, trois ans
jour pour jour après sa première entrevue avec Cola de Rienzi, Giannino,
emportant avec lui tout son dossier, ainsi que deux cent cinquante écus d’or et
deux mille six cents ducats cousus dans ses vêtements, partit pour Bude, pour
demander protection à ce cousin lointain qui acceptait de le reconnaître. Il
était accompagné de quatre écuyers fidèles à sa fortune.

Mais quand il arriva à Bude, deux
mois plus tard, Louis de Hongrie ne s’y trouvait pas. Tout l’hiver, Giannino
attendit, dépensant ses ducats. Il découvrit là un Siennois, Francesco del
Contado, qui était devenu évêque.

Enfin, au mois de mars, le cousin de
Hongrie rentra dans sa capitale, mais ne reçut pas Giovanni di Francia. Il le
fit interroger par plusieurs de ses seigneurs qui se déclarèrent d’abord
convaincus de sa légitimité, puis, huit jours plus tard, faisant volte-face,
affirmèrent que ses prétentions n’étaient qu’imposture. Giannino protesta ;
il refusait de quitter la Hongrie. Il se constitua un conseil, présidé par
l’évêque siennois ; il parvint même à recruter, parmi l’imaginative
noblesse hongroise toujours prête aux aventures, cinquante-six gentilshommes
qui s’engagèrent à le suivre avec mille cavaliers et quatre mille archers,
poussant leur aveugle générosité jusqu’à offrir de le servir à leurs frais
aussi longtemps qu’il ne serait pas en état de les récompenser.

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