Le Lis et le Lion (39 page)

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Authors: Druon,Maurice

Tags: #Historique

BOOK: Le Lis et le Lion
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Robert fait lacer son heaume
d’acier, enfourche son énorme destrier qui s’affaisse un peu sous son poids,
crie ses derniers ordres, abaisse devant son visage la ventaille de son casque,
agite d’un geste tournoyant les six livres de sa masse d’armes au-dessus de sa
tête. Les hérauts qui font claquer sa bannière hurlent à pleine voix :
« Artois à la bataille ! »

Des hommes de pied courent à côté
des chevaux, portant à six de longues échelles ; d’autres tiennent au bout
d’un bâton des paquets d’étoupe enflammée ; et le tonnerre roule vers
l’éboulis de pierres, à l’endroit où le rempart a cédé ; et la cotte
flottante de Monseigneur d’Artois, sous les lourdes nuées grises, rougeoie
comme la foudre…

Un trait d’arbalète, ajusté du
créneau, traversa la cotte de soie, l’armure, le cuir du haubergeon, la toile
de la chemise. Le choc n’avait pas été plus dur que celui d’une lance de
joutes ; Robert d’Artois arracha lui-même le trait et, quelques foulées
plus loin, sans comprendre ce qui lui arrivait, ni pourquoi le ciel devenait
soudain si noir, ni pourquoi ses jambes n’enserraient plus son cheval, il
s’écroula dans la boue.

Tandis que ses troupes enlevaient
Vannes, le géant déheaumé, étendu sur une échelle, était porté jusqu’à son
camp ; le sang coulait sous l’échelle.

Robert n’avait jamais été blessé
auparavant. Deux campagnes en Flandre, sa propre expédition en Artois, la guerre
d’Aquitaine… Robert, à travers tout cela, était passé sans seulement une
écorchure. Pas une lance brisée, en cinquante tournois, pas une défense de
sanglier ne lui avait même effleuré la peau.

Pourquoi devant Vannes, devant cette
ville qui n’offrait pas de résistance véritable, qui n’était qu’une étape
secondaire sur la route de son épopée ? Aucune prédiction funeste,
concernant Vannes ou la Bretagne, n’avait été faite à Robert d’Artois. Le bras
qui avait tendu l’arbalète était celui d’un inconnu qui ne savait même pas sur
qui il tirait.

Quatre jours Robert lutta, non plus
contre les princes et les Parlements, non plus contre les lois d’héritage, les
coutumes des comtés, contre les ambitions ou l’avidité des familles
royales ; il luttait contre sa propre chair. La mort pénétrait en lui, par
une plaie aux lèvres noirâtres ouverte entre ce cœur qui avait tant battu et ce
ventre qui avait tant mangé ; non pas la mort qui glace, celle qui
incendie. Le feu s’était mis dans ses veines. Il fallait à la mort brûler en
quatre jours les forces qui restaient en ce corps, pour vingt ans de vie.

Il refusa de faire un testament,
criant que le lendemain il serait à cheval. Il fallut l’attacher pour lui
administrer les derniers sacrements, parce qu’il voulait assommer l’aumônier
dans lequel il croyait reconnaître Thierry d’Hirson. Il délirait.

Robert d’Artois avait toujours
détesté la mer ; un bateau appareilla pour le ramener en Angleterre. Toute
une nuit, au balancement des flots, il plaida en justice, étrange justice où il
s’adressait aux barons de France en les appelant « mes nobles
Lords », et requérait de Philippe le Bel qu’il ordonnât la saisie de tous
les biens de Philippe de Valois, manteau, sceptre et couronne, en exécution
d’une bulle papale d’excommunication. Sa voix, depuis le château d’arrière,
s’entendait jusqu’à l’étrave, montait jusqu’aux hommes de vigie, dans les mâts.

Avant l’aube, il s’apaisa un peu et
demanda qu’on approchât son matelas de la porte ; il voulait regarder les
dernières étoiles. Mais il ne vit pas se lever le soleil. À l’instant de
mourir, il imaginait encore qu’il allait guérir. Le dernier mot que ses lèvres
formèrent fut : « Jamais ! » sans qu’on sût s’il
s’adressait aux rois, à la mer ou à Dieu.

Chaque homme en venant au monde est
investi d’une fonction infime ou capitale, mais généralement inconnue de
lui-même, et que sa nature, ses rapports avec ses semblables, les accidents de
son existence le poussent à remplir, à son insu, mais avec l’illusion de la
liberté. Robert d’Artois avait mis le feu à l’occident du monde ; sa tâche
était achevée.

Lorsque le roi Édouard III, en
Flandre, apprit sa mort, ses cils se mouillèrent, et il envoya à la reine
Philippa une lettre où il disait :

« Doux cœur, Robert d’Artois
notre cousin est à Dieu commandé ; pour l’affection que nous avions envers
lui et pour notre honneur, nous avons écrit à nos chancelier et trésorier, et
les avons chargés de le faire enterrer en notre cité de Londres. Nous voulons,
doux cœur, que vous veilliez à ce qu’ils fassent bien selon notre volonté. Que
Dieu soit gardien de vous. Donné sous notre sceau privé en la ville de
Grandchamp, le jour de Sainte-Catherine, l’an de notre règne d’Angleterre
seizième et de France tiers. »

Au début de janvier 1343, la crypte
de la cathédrale Saint-Paul, à Londres, reçut le plus lourd cercueil qui y fût
jamais descendu.

 

 

 

 

 

 

 

… Et ici l’auteur, contraint par
l’histoire à tuer son personnage préféré, avec lequel il a vécu six années,
éprouve une tristesse égale à celle du roi Édouard d’Angleterre ; la
plume, comme disent les vieux conteurs de chroniques, lui échappe hors des
doigts, et il n’a plus le désir de poursuivre, au moins immédiatement, sinon
pour faire connaître au lecteur la fin de quelques-uns des principaux héros de
ce récit.

Franchissons onze ans, et
franchissons les Alpes…

 

ÉPILOGUE
JEAN I
er
L’INCONNU

 

I
LA ROUTE QUI MÈNE À ROME

Le lundi 22 septembre 1354, à Sienne,
Giannino Baglioni, notable de cette ville, reçut au palais Tolomei, où sa
famille tenait compagnie de banque, une lettre du fameux Cola de Rienzi qui
avait saisi le gouvernement de Rome en reprenant le titre antique de tribun.
Dans cette lettre, datée du Capitole et du jeudi précédent, Cola de Rienzi
écrivait au banquier :

« Très cher ami, nous avons
envoyé des messagers à votre recherche avec mission de vous prier, s’ils vous
rencontraient, de vouloir bien vous rendre à Rome auprès de nous. Ils nous ont
rapporté qu’ils vous avaient en effet découvert à Sienne, mais n’avaient pu
vous déterminer à venir nous voir. Comme il n’était pas certain qu’on vous
découvrirait, nous ne vous avions pas écrit ; mais maintenant que nous
savons où vous êtes, nous vous prions de venir nous trouver en toute diligence,
aussitôt que vous aurez reçu cette lettre, et dans le plus grand secret, pour
affaire concernant le royaume de France. »

Pour quelle raison le tribun, grandi
dans une taverne du Trastevere mais qui affirmait être fils adultérin de
l’empereur Henri VII d’Allemagne – donc un demi-frère du roi Jean de
Bohême – et en qui Pétrarque célébrait le restaurateur des anciennes
grandeurs de l’Italie, pour quelle raison Cola de Rienzi voulait-il
s’entretenir, et d’urgence, et secrètement, avec Giannino Baglioni ?
Celui-ci ne cessait de se poser la question, les jours suivants, tandis qu’il
cheminait vers Rome, en compagnie de son ami le notaire Angelo Guidarelli
auquel il avait demandé de l’accompagner, d’abord parce qu’une route faite à
deux semble moins longue, et aussi parce que le notaire était un garçon avisé
qui connaissait bien toutes les affaires de banque.

En septembre le ciel est encore
chaud sur la campagne siennoise, et le chaume des moissons couvre les champs
comme d’une fourrure fauve. C’est l’un des plus beaux paysages du monde ;
Dieu y a tracé avec aisance la courbe des collines, et répandu une végétation
riche, diverse, où le cyprès règne en seigneur. L’homme a su travailler cette
terre et partout y semer ses logis, qui, de la plus princière villa à la plus
humble métairie, possèdent tous, avec leur couleur ocre et leurs tuiles rondes,
la même grâce et la même harmonie. La route n’est jamais monotone, serpente,
s’élève, descend vers de nouvelles vallées, entre des cultures en terrasses et
des oliveraies millénaires. À Sienne, Dieu et l’homme ont eu également du
génie.

Quelles étaient ces affaires de
France dont le tribun de Rome désirait parler, en secret, au banquier de
Sienne ? Pourquoi l’avait-il fait approcher à deux reprises, et lui
avait-il envoyé cette lettre pressante où il le traitait de « très cher
ami » ? De nouveaux prêts à consentir au roi de Paris, sans doute, ou
des rançons à acquitter pour quelques grands seigneurs prisonniers en
Angleterre ? Giannino Baglioni ignorait que Cola de Rienzi s’intéressât
tellement au sort des Français.

Et si même il en était ainsi, pourquoi
le tribun ne s’adressait-il pas aux autres membres de la compagnie, aux plus
anciens, à Tolomeo Tolomei, à Andréa, à Giaccomo, qui connaissaient bien mieux
ces questions, et étaient allés à Paris autrefois liquider l’héritage du vieil
oncle Spinello, quand on avait dû fermer les comptoirs de France ? Certes
Giannino était né d’une mère française, une belle jeune dame un peu triste,
qu’il revoyait au centre de ses souvenirs d’enfance, dans un manoir vétuste en
un pays pluvieux. Et certes, son père, Guccio Baglioni, mort depuis quatorze
ans déjà, le cher homme, au cours d’un voyage en Campanie… et Giannino, balancé
par le pas de son cheval, dessinait un signe de croix discret sur sa poitrine…
son père, du temps qu’il séjournait en France, s’était trouvé fort mêlé à de
grandes affaires de cour, entre Paris, Londres, Naples et Avignon. Il avait
approché les rois et les reines, et même assisté au fameux conclave de Lyon…

Mais Giannino n’aimait pas se
souvenir de la France, précisément à cause de sa mère jamais revue, et dont il
ignorait si elle était encore vivante ou trépassée ; à cause de sa
naissance, légitime selon son père, illégitime aux yeux des autres membres de
la famille, de tous ces parents brusquement découverts lorsqu’il avait neuf ans :
le grand-père Mino Baglioni, les oncles Tolomei, les innombrables cousins…
Longtemps Giannino s’était senti étranger, parmi eux. Il avait tout fait pour
effacer cette dissemblance, pour s’intégrer à la communauté, pour devenir un
Siennois, un banquier, un Baglioni.

S’étant spécialisé dans le négoce
des laines, peut-être parce qu’il gardait quelque nostalgie des moutons, des
prés verts et des matins de brume, il avait épousé, deux ans après le décès de
son père, une héritière de bonne famille siennoise, Giovanna Vivoli, dont lui
étaient nés trois fils et avec laquelle il avait vécu fort heureux pendant six
ans, avant qu’elle ne mourût pendant l’épidémie de peste noire, en 48. Remarié
l’année suivante à une autre héritière, Francesca Agazzano, deux fils encore réjouissaient
son foyer, et il attendait présentement une nouvelle naissance.

Il était estimé de ses compatriotes,
conduisait ses affaires avec honnêteté, et devait à la considération publique
la charge de camerlingue de l’hôpital Notre-Dame-de-la-Miséricorde…

San Quirico d’Orcia, Radicofani,
Acquapendente, le lac de Bolsena, Montefiascone ; les nuits passées aux
hôtelleries à gros portiques, et la route reprise au matin… Giannino et
Guidarelli étaient sortis de la Toscane. À mesure qu’il avançait, Giannino se sentait
davantage décidé à répondre au tribun Cola, avec toute la courtoisie possible,
qu’il ne voulait point se mêler de transactions en France. Le notaire
Guidarelli l’approuvait pleinement ; les compagnies italiennes gardaient
trop mauvais souvenir des spoliations, et trop se détériorait le royaume de
France, depuis le début de la guerre d’Angleterre, pour qu’on pût y prendre le
moindre risque d’argent. Mieux valait vivre en une bonne petite république
comme Sienne, aux arts et au commerce prospères, qu’en ces grandes nations
gouvernées par des fous
[31]
 !

Car Giannino, du palais Tolomei,
avait bien suivi les affaires françaises durant les dernières années ; on
gardait là-bas quantité de créances qu’on ne verrait sans doute jamais
honorées ! Des déments, en vérité, ces Français, à commencer par leur roi
Valois qui avait réussi à perdre d’abord la Bretagne et la Flandre, ensuite la
Normandie, ensuite la Saintonge, et puis s’était fait buissonner comme
chevreuil par les armées anglaises, autour de Paris. Ce héros de tournoi, qui
voulait emmener l’univers en croisade, refusait le cartel de défi par lequel
son ennemi lui offrait combat dans la plaine de Vaugirard, presque aux portes
de son Palais ; puis, s’imaginant les Anglais en fuite parce qu’ils se
retiraient vers le nord… pour quelle raison auraient-ils fui, alors qu’ils
étaient partout victorieux ?… Philippe, soudainement, épuisant ses troupes
par des marches forcées, se lançait à la poursuite d’Édouard, l’atteignait
au-delà de la Somme ; et là se terminait sa gloire.

Les échos de Crécy s’étaient
répandus jusqu’à Sienne. On savait comment le roi de France avait obligé ses
gens de marche à attaquer, sans prendre souffle, après une étape de cinq
lieues, et comment la chevalerie française, irritée contre cette piétaille qui
n’avançait pas assez vite, avait chargé à travers sa propre infanterie, la
bousculant, la renversant, la foulant aux fers des chevaux, pour aller se faire
mettre en pièces sous les tirs croisés des archers anglais.

— Ils ont dit, pour expliquer leur
défaite, que c’étaient les traits à poudre, fournis aux Anglais par l’Italie,
qui avaient semé le désordre et l’effroi dans leurs rangs, à cause du fracas.
Mais non, Guidarelli, ce ne sont pas les traits à poudre ; c’est leur
stupidité.

Ah ! On ne pouvait nier qu’il
se fût accompli là de beaux faits d’armes. Par exemple, on avait vu Jean de
Bohême, devenu aveugle vers la cinquantaine, exiger de se faire conduire quand
même au combat, son destrier lié à droite et à gauche aux montures de deux de
ses chevaliers ; et le roi aveugle s’était enfoncé dans la mêlée,
brandissant sa masse d’armes pour l’abattre sur qui ? Sur la tête des deux
malheureux qui l’encadraient. On l’avait retrouvé mort, toujours lié à ses deux
compagnons assommés, parfait symbole de cette caste chevaleresque, enfermée
dans la nuit de ses heaumes, qui, méprisant le peuple, se détruisait elle-même
comme à plaisir.

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