Artevelde et Robert d’Artois se
jugèrent, se jaugèrent du premier coup d’œil pour gens de même race, courageux
de corps, habiles, lucides, animés du goût de dominer.
Que Robert fût un proscrit gênait
peu Artevelde ; au contraire, ce pouvait être aubaine pour le Gantois que
la rencontre de cet ancien grand seigneur, ce beau-frère de roi, naguère
tout-puissant, et maintenant hostile à la France. Et pour Robert, ce bourgeois
ambitieux apparaissait vingt fois plus estimable que les nobliaux qui lui
interdisaient leur manoir. Artevelde était hostile au comte de Flandre, donc à
la France, et puissant parmi ses concitoyens ; c’était là l’important.
— Nous n’aimons pas Louis de
Nevers qui n’est demeuré notre comte que parce qu’au mont Cassel le roi a
massacré nos milices.
— J’y étais, dit Robert.
— Le comte ne vient parmi nous
que pour nous demander l’argent qu’il dépense à Paris ; il ne comprend
rien aux représentations et n’y veut rien comprendre ; il ne commande rien
de son chef, et ne fait que transmettre les mauvaises ordonnances du roi de
France. On vient de nous obliger à chasser les marchands anglais. Nous ne
sommes point opposés, nous, aux marchands anglais, et nous nous moquons bien
des différends que le roi trouvé peut avoir avec son cousin d’Angleterre au
sujet de la croisade ou du trône d’Écosse ! À présent l’Angleterre, par
représailles, nous menace de couper les livraisons de ses laines. Ce jour-là,
nos foulons et tisserands, ici et dans toute la Flandre, n’auront plus qu’à
briser leurs métiers et fermer leurs échoppes. Mais ce jour-là aussi,
Monseigneur, ils reprendront leurs couteaux… et Hainaut, Brabant, Hollande,
Zélande seront avec nous, car ces pays ne tiennent à la France que par les
mariages de leurs princes, mais non par le cœur du peuple, ni par son
ventre ; on ne règne pas longtemps sur des gens qu’on affame.
Robert écoutait Artevelde avec
grande attention. Enfin un homme qui parlait clair, qui savait son sujet, et
qui semblait appuyé sur une force véritable.
— Pourquoi, si vous devez vous
révolter encore, dit Robert, ne pas vous allier franchement au roi
d’Angleterre ? Et pourquoi ne pas prendre langue avec l’empereur
d’Allemagne qui est ennemi du pape, donc ennemi de la France qui tient le pape
dans sa main ? Vos milices sont courageuses, mais limitées à de petites actions
parce qu’il leur manque des troupes à cheval. Faites-les soutenir d’un corps de
chevaliers anglais, d’un corps de chevaliers allemands, et avancez-vous en
France par la route d’Artois. Là, je gage de vous gagner encore plus de monde…
Il voyait déjà la coalition formée
et lui-même chevauchant à la tête d’une armée.
— Croyez bien, Monseigneur, que
j’y ai souvent pensé, répondit Artevelde, et qu’il serait aisé de parler avec
le roi d’Angleterre, et même avec l’Empereur Louis de Bavière, si nos bourgeois
y étaient prêts. Les hommes des communes haïssent le comte Louis, mais c’est
néanmoins vers le roi de France qu’ils se tournent pour en obtenir justice. Ils
ont fait serment au roi de France. Même quand ils prennent les armes contre
lui, il demeure leur maître. En outre, et c’est là manœuvre habile de la part
de la France, on a contraint nos villes à reconnaître qu’elles verseraient deux
millions de florins au pape si elles se révoltaient contre leur suzerain, et
ceci sous menace d’excommunication si nous ne payions pas. Les familles
redoutent d’être privées de prêtres et de messes.
— C’est-à-dire qu’on a obligé
le pape à vous menacer d’excommunication ou de ruine, afin que vos communes se
tiennent tranquilles durant la croisade. Mais qui pourra vous forcer à payer,
quand l’ost de France sera en Égypte ?
— Vous savez comment sont les
petites gens, dit Artevelde ; ils ne connaissent leur force que lorsque le
moment d’en user est passé.
Robert vida la grande chope de bière
qui était devant lui ; il prenait goût à la bière, décidément. Il resta un
moment silencieux, les yeux fixés sur la boiserie. La maison de Jakob Van
Artevelde était belle et confortable ; les cuivres, les étains bien
astiqués, les meubles de chêne y luisaient dans l’ombre.
— C’est donc l’allégeance au
roi de France qui vous empêche de contracter des alliances et de reprendre les
armes ?
— C’est cela même, dit
Artevelde.
Robert avait l’imagination vive.
Depuis trois ans et demi, il trompait sa faim de vengeance avec de petites
pâtures, envoûtes, sortilèges, tueurs à gages qui n’arrivaient pas jusqu’aux
victimes désignées. Soudain son espérance retrouvait d’autres dimensions ;
une grande idée germait, enfin digne de lui.
— Et si le roi d’Angleterre
devenait le roi de France ? demanda-t-il.
Artevelde regarda Robert d’Artois
avec incrédulité, comme s’il doutait d’avoir bien entendu.
— Je vous dis, messire :
si le roi d’Angleterre était le roi de France ? S’il revendiquait la
couronne, s’il faisait établir ses droits, s’il prouvait que le royaume de France
est sien, s’il se présentait comme votre suzerain légitime ?
— Monseigneur, c’est un songe
que vous bâtissez là !
— Un songe ? s’écria
Robert. Mais cette querelle-là n’a jamais été jugée, ni la cause perdue !
Quand mon cousin Valois a été porté au trône… quand je l’ai porté au trône, et
vous voyez la grâce qu’il m’en garde !… les députés d’Angleterre sont
venus faire valoir les droits de la reine Isabelle et de son fils Édouard. Il
n’y a pas si longtemps ; il y a moins de sept ans. On ne les a pas entendus
parce qu’on ne voulait pas les entendre, et que je les ai fait reconduire à
leur vaisseau. Vous appelez Philippe le roi trouvé ; que n’en
trouveriez-vous un autre ! Et que penseriez-vous si l’on reprenait
maintenant l’affaire, et qu’on vînt dire à vos foulons, vos tisserands, vos
marchands, vos communaux : « Votre comte ne tient pas ses droits de
bonne main ; son hommage, il ne le devait point au roi de France. Votre
suzerain, c’est celui de Londres ! »
Un songe, en vérité, mais qui
séduisait Jakob Van Artevelde. La laine qui arrivait du nord-ouest par la mer,
les étoffes, rudes ou précieuses, qui repartaient par le même chemin, le trafic
des ports, tout incitait la Flandre à tourner ses regards vers le royaume
anglais. Du côté de Paris rien ne venait, sinon des collecteurs d’impôts.
— Mais croyez-vous,
Monseigneur, en bonne raison, qu’aucune personne au monde puisse être
convaincue de ce que vous dites, et puisse consentir à pareille
entreprise ?
— Une seule, messire, il suffit
qu’une seule personne soit convaincue : le roi d’Angleterre lui-même.
Quelques jours plus tard, à Anvers,
muni d’un passeport de marchand drapier, et suivi de Gillet de Nelle qui
portait, pour la forme, quelques aunes d’étoffe, Monseigneur Robert d’Artois
s’embarquait pour Londres.
À nouveau un roi était assis,
couronne en tête, sceptre en main, entouré de ses pairs. À nouveau, prélats,
comtes et barons étaient alignés de part et d’autre de son trône. À nouveau,
clercs, docteurs, juristes, conseillers, dignitaires s’offraient à sa vue, en
rangs pressés.
Mais ce n’étaient pas les lis de
France qui semaient le manteau royal ; c’étaient les lions des
Plantagenets. Ce n’étaient point les voûtes du Palais de la Cité qui
renvoyaient sur la foule l’écho de sa propre rumeur, mais l’admirable charpente
de chêne, aux immenses arcs ajourés, du grand hall de Westminster. Et c’étaient
six cents chevaliers anglais, venus de tous les comtés, et les squires et les
shérifs des villes, qui constituaient, couvrant les larges dalles carrées, le
Parlement d’Angleterre siégeant au complet.
Pourtant, c’était afin d’écouter une
voix française que cette assemblée avait été convoquée.
Debout, drapé dans un manteau
d’écarlate, à mi-hauteur des marches de pierre au fond du hall, et comme ourlé
d’or par la lumière tombant derrière lui du gigantesque vitrail, le compte
Robert d’Artois s’adressait aux délégués du peuple de Grande-Bretagne.
Car pendant les deux années écoulées
depuis que Robert avait quitté les Flandres, la roue du destin avait accompli
un bon quart de tour. Et d’abord le pape était mort.
Vers la fin de 1334, le petit
vieillard exsangue qui, au cours d’un des plus longs règnes pontificaux, avait
rendu à l’Église une administration forte et des finances prospères, était
obligé, du fond de son lit, dans la chambre verte de son grand palais
d’Avignon, de renoncer publiquement aux seules thèses que son esprit eût
défendues avec conviction. Pour éviter le schisme dont l’Université de Paris le
menaçait, pour obéir aux ordres de cette cour de France en faveur de laquelle
il avait réglé tant d’affaires douteuses et gardé bouche close sur tant de
secrets, il reniait ses écrits, ses prêches, ses encycliques. Maître Buridan
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dictait ce qu’il convenait de penser en matière de dogme : l’enfer
existait, plein d’âmes à rôtir, afin de mieux assurer aux princes de ce monde
la dictature sur leurs sujets ; le paradis était ouvert, comme une bonne
hôtellerie, aux chevaliers loyaux qui avaient bien massacré pour le compte de
leur roi, aux prélats dociles qui avaient bien béni les croisades, et sans
qu’il soit, à ces justes, besoin d’attendre le jugement dernier pour jouir de
la vision béatifique de Dieu.
Jean XXII était-il encore
conscient quand il signa ce reniement forcé ? Il mourait le lendemain. Il
y eut d’assez méchants docteurs, sur la montagne Sainte-Geneviève, pour dire en
se moquant :
— Il doit savoir à présent si
l’enfer existe !
Alors le conclave s’était réuni, et
dans un lacis d’embrouilles qui menaçait de rendre cette élection plus longue
encore que les précédentes. La France, l’Angleterre, l’Empereur, le bouillant
Bohême, l’érudit roi de Naples, Majorque, Aragon, et la noblesse romaine, et
les Visconti de Milan, et les Républiques, toutes les puissances pesaient sur
les cardinaux.
Afin de gagner du temps et de ne
faire avancer si peu que ce soit aucune candidature, ceux-ci, une fois
enfermés, s’étaient tous tenu le même raisonnement : « Je vais voter
pour l’un d’entre nous qui n’a nulle chance d’être élu. »
L’inspiration divine a d’étranges
détours ! Les cardinaux étaient si bien d’accord, in petto, sur celui qui
avait les moindres chances, sur celui qui ne pouvait pas être pape, que tous
les bulletins sortirent avec le même nom : celui de Jacques Fournier, le
« cardinal blanc » comme on l’appelait, parce qu’il continuait de
porter son habit de Cîteaux. Les cardinaux, le peuple quand on lui fit
l’annonce, et l’élu lui-même se trouvèrent également stupéfaits. Le premier mot
du nouveau pape fut pour déclarer à ses collègues que leur choix était tombé
sur un âne. C’était trop de modestie.
Benoît XII, l’élu par erreur,
apparut bientôt comme un pape de paix. Il avait consacré ses premiers efforts à
arrêter les luttes qui ensanglantaient l’Italie, et rétablir, si cela se
pouvait, la concorde entre le Saint-Siège et l’Empire. Or, cela se pouvait.
Louis de Bavière avait répondu très favorablement aux avances d’Avignon, et
l’on s’apprêtait à poursuivre, quand Philippe de Valois était entré en fureur.
Comment ! on se passait de lui, le premier monarque de la chrétienté, pour
entamer des négociations si importantes ? Une influence autre que la
sienne viendrait à s’exercer sur le Saint-Siège ? Son cher parent, le roi
de Bohême, devrait renoncer à ses chevaleresques projets sur l’Italie ?
Philippe VI avait intimé
l’ordre à Benoît XII de rappeler ses ambassadeurs, d’arrêter les
pourparlers, et ceci sous menace de confisquer aux cardinaux tous leurs biens
en France.
Puis, accompagné toujours du cher
roi de Bohême, du roi de Navarre et d’une si nombreuse escorte de barons et de
chevaliers qu’on eût dit déjà une armée, Philippe VI, au début de 1336,
venait faire ses Pâques en Avignon. Il y avait donné rendez-vous au roi de
Naples et au roi d’Aragon. C’était là manière de rappeler le nouveau pape à ses
devoirs, et de l’amener à bien comprendre ce qu’on attendait de lui.
Or Benoît XII allait montrer,
par un tour de sa façon, qu’il n’était pas absolument l’âne qu’il prétendait
être, et qu’un roi, désireux d’entreprendre une croisade, avait quelque intérêt
à se ménager l’amitié du pape.
Le Vendredi saint, Benoît montait en
chaire pour prêcher la souffrance de Notre-Seigneur et recommander le voyage de
la croix. Pouvait-il faire moins, quand quatre rois croisés et deux mille
lances campaient autour de sa ville ? Mais le dimanche de Quasimodo,
Philippe VI, parti vers les côtes de Provence inspecter sa grande flotte,
eut la surprise de recevoir une belle lettre en latin qui le relevait de son
vœu et de ses serments. Puisque l’état de guerre continuait de régner entre les
nations chrétiennes, le Saint-Père refusait de laisser s’éloigner vers les
terres infidèles les meilleurs défenseurs de l’Église.
La croisade des Valois s’arrêterait
à Marseille.
En vain le roi chevalier l’avait-il
pris de haut ; l’ancien cistercien l’avait pris de plus haut encore. Sa
main qui bénissait pouvait aussi excommunier et l’on imaginait mal une croisade
excommuniée au départ !
— Réglez, mon fils, vos
différends avec l’Angleterre, vos difficultés avec les Flandres ;
laissez-moi régler les difficultés avec l’Empereur ; apportez-moi la
preuve que bonne paix, bien certaine et durable, va régner sur nos pays, et
vous pourrez ensuite aller convertir les Infidèles aux vertus que vous aurez
vous-même montrées.