Quant au comte Robert d’Artois, venu
de Conches en voisin, et qui montait d’énormes chevaux percherons, son poids le
rendait redoutable. Harnais rouge, lance rouge, écharpe rouge flottant à son
heaume, il avait une habileté particulière pour cueillir l’adversaire en pleine
course, l’élever hors de sa selle et l’envoyer dans la poussière. Mais il était
d’humeur sombre, ces temps-ci, Monseigneur d’Artois, et l’on eût dit qu’il
participait à ces jeux plutôt par devoir que par plaisir.
Cependant les juges diseurs, tous
choisis parmi les plus importants personnages du royaume, tels le connétable
Raoul de Brienne, ou messire Miles de Noyers, s’occupaient de l’organisation du
grand tournoi final.
Entre le temps passé à se harnacher
et déharnacher, à paraître aux joutes, à commenter les exploits, à ménager les
vanités des chevaliers qui voulaient combattre sous telle bannière et non sous
telle autre, et le temps employé à table, et celui encore d’écouter ménestrels
après les festins, et de danser après avoir ouï les chansons, c’était à peine
si le roi de France, le roi de Bohême et leurs conseillers disposaient d’une
petite heure chaque jour pour s’entretenir des affaires d’Italie qui étaient,
somme toute, la raison de cette réunion. Mais on sait que les affaires les plus
importantes se règlent en peu de paroles si les interlocuteurs sont en bonne
humeur de s’accorder.
Comme deux vrais rois de la Table
Ronde, Philippe de Valois, magnifique en ses robes brodées, et Jean de
Luxembourg, non moins somptueux, s’adressaient, le hanap en main, de
solennelles déclarations d’amitié. On décidait à la hâte d’une lettre au pape
Jean XXII ou d’une ambassade au roi Robert de Naples.
— Ah ! il faudra aussi,
mon beau Sire, que nous parlions un peu de la croisade, disait
Philippe VI.
Car il avait repris le projet de son
père Charles de Valois et de son cousin Charles le Bel. Tout allait si bien au
royaume de France, le Trésor se trouvait si convenablement fourni et la paix de
l’Europe, avec l’aide du roi de Bohême, si convenablement assurée, qu’il
devenait urgent d’envisager, pour l’honneur et la prospérité des nations
chrétiennes, une belle et glorieuse expédition contre les Infidèles.
— Ah ! Messeigneurs, on
corne l’eau…
La conférence était levée ; on
discuterait de la croisade après le repas, ou le lendemain.
À table, on se gaussait fort du
jeune roi Édouard d’Angleterre qui, trois mois auparavant, et accompagné du
seul Lord Montaigu, était venu, déguisé en marchand, pour s’entretenir
secrètement avec le roi de France. Oui, costumé comme un quelconque négociant
lombard ! Et dans quel dessein ? Pour conclure un règlement de
commerce au sujet des fournitures lainières à la Flandre. Un marchand, en
vérité ; il s’occupait des laines ! Avait-on jamais vu prince se
soucier de telles affaires, comme un vulgaire bourgeois des guildes ou des
hanses ?
— Alors, mes amis, puisqu’il le
voulait, je l’ai reçu en marchant ! disait Philippe de Valois charmé de
son propre calembour. Sans fêtes, sans tournoi, en marchant dans les allées de
la forêt d’Halatte ; et je lui ai offert un petit souper maigre
[22]
.
Il n’avait que des idées absurdes,
ce jeunot ! N’était-il pas en train d’instituer dans son royaume une armée
permanente de gens de pied, avec service obligatoire ? Qu’espérait-il de
cette piétaille alors qu’on savait bien, et la bataille du mont Cassel l’avait
assez prouvé, que seule la chevalerie compte dans les combats et que le
fantassin fuit dès qu’il voit paraître cuirasse ?
— Il semble toutefois que
l’ordre règne davantage en Angleterre depuis que Lord Mortimer a été pendu,
faisait observer Miles de Noyers.
— L’ordre règne, répondait
Philippe VI, parce que les barons anglais sont las, pour un temps, de
s’être beaucoup battus entre eux. Dès qu’ils auront repris souffle, le pauvre
Édouard verra ce qu’il pourra, avec sa piétaille ! Et il avait pensé,
naguère, le cher garçon, à réclamer la couronne de France… Allons,
Messeigneurs, regrettez-vous de ne l’avoir pour prince, ou bien préférez-vous
votre « roi trouvé » ? ajoutait-il en se frappant gaillardement
la poitrine.
Au sortir de chaque festin, Philippe
disait à Robert d’Artois, assez bas :
— Mon frère, je veux te parler
seul à seul, et de choses fort graves.
— Sire mon cousin, quand tu le
souhaiteras.
— Eh bien, ce soir…
Mais le soir on dansait, et Robert
ne cherchait pas à hâter un entretien dont il devinait trop aisément
l’objet ; depuis les aveux de la Divion, toujours tenue en prison,
d’autres arrestations avaient été opérées, dont celle du notaire Tesson, et
tous les témoins soumis à une contre-enquête… On avait remarqué, pendant les
brèves conférences avec le roi de Bohême, que Philippe VI ne demandait
guère le conseil de Robert, ce qui pouvait être interprété comme un signe de
défaveur.
La veille du tournoi, le « roi
d’armes »
[23]
,
accompagné de ses hérauts et de ses sonneurs, se rendit au château, aux
demeures des principaux seigneurs et sur les lices mêmes, afin de
proclamer :
— « Or oyez, oyez, très
hauts et puissants princes, ducs, comtes, barons, seigneurs, chevaliers et
écuyers ! Je vous notifie, de par Messeigneurs les juges diseurs, que
chacun de vous fasse ce jour apporter son heaume sous lequel il doit tournoyer,
et ses bannières aussi, en l’hôtel de Messeigneurs les juges, afin que mesdits
seigneurs les juges puissent commencer à en faire le partage ; et après
qu’ils seront départis, les dames viendront voir et visiter pour en dire leur
bon plaisir ; et pour ce jour autre chose ne se fera, sinon les danses
après souper. »
À l’hôtellerie des juges, les
heaumes, à mesure qu’ils arrivaient présentés par les valets d’armes, étaient
alignés sur des coffres dans le cloître, et répartis par camp. On eût dit les
dépouilles d’une folle armée décapitée. Car pour se bien distinguer pendant la
bataille, les tournoyeurs, par-dessus leur tortil ou leur couronne comtale,
faisaient fixer à leur heaume les emblèmes les plus voyants ou les plus
étranges : qui un aigle, qui un dragon, qui une femme nue, ou une sirène,
ou une licorne dressée. De plus, de longues écharpes de soie, aux couleurs du
seigneur, étaient accrochées à ces casques.
Dans l’après-midi, les dames vinrent
à l’hôtellerie et, précédées des juges et des deux chefs de tournoi,
c’est-à-dire les rois de France et de Bohême, furent invitées à faire le tour
du cloître, tandis qu’un héraut, s’arrêtant devant chaque heaume, en nommait le
possesseur.
— Messire Jean de Hainaut…
Monseigneur le comte de Blois… Monseigneur d’Évreux, roi de Navarre…
Certains des heaumes étaient peints,
de même que les épées et les hampes des lances, d’où les surnoms de leurs
propriétaires : le Chevalier aux armes blanches, le Chevalier aux armes
noires.
— Messire le maréchal Robert
Bertrand, le chevalier au Vert Lion…
Venait ensuite un heaume rouge
monumental, et que sommait une tour d’or :
— Monseigneur Robert d’Artois,
comte de Beaumont-le-Roger…
La reine qui, au premier rang des
dames, avançait de son pas inégal, fit le geste d’étendre la main.
Philippe VI l’arrêta en lui relevant le poignet, et, feignant de l’aider à
marcher, lui dit à mi-voix :
— Ma mie, je vous le défends
bien !
La reine Jeanne eut un sourire
méchant.
— C’eût été pourtant bonne
occasion, murmura-t-elle à sa voisine et belle-sœur, la jeune duchesse du
Bourgogne.
Car, selon les règles du tournoi, si
une dame touchait un des heaumes, le chevalier auquel ce heaume appartenait se
trouvait « recommandé », c’est-à-dire qu’il n’avait plus le droit de
participer à la rencontre. Les autres chevaliers s’assemblaient pour le battre
à coups de hampes, à son entrée en lice ; son cheval était donné aux
sonneurs de trompettes ; lui-même juché de force sur la main courante qui
entourait les lices et obligé d’y demeurer, à califourchon, ridiculement,
pendant tout le temps du tournoi. On infligeait tel traitement d’infamie à
celui qui avait médit d’une dame, ou forfait d’autre manière à l’honneur, soit
en prêtant argent à usure, soit pour « parole faussée ».
Le mouvement de la reine n’avait pas
échappé à Madame de Beaumont, qu’on vit pâlir. Elle s’approcha du roi son frère
et lui adressa des reproches.
— Ma sœur, lui répondit
Philippe VI avec une expression sévère, remerciez-moi plutôt que de vous
plaindre.
Le soir, pendant les danses, chacun
était au courant de l’incident. La reine avait fait mine de
« recommander » Robert d’Artois. Celui-ci montrait son visage des
très mauvais jours. Pour les caroles, il refusa ostensiblement la main à la
duchesse de Bourgogne, et alla se planter devant la reine Jeanne, laquelle ne
dansait jamais à cause de son infirmité ; il resta là un long instant, le
bras arrondi comme s’il l’invitait, ce qui était méchant affront de revanche.
Les épouses cherchaient des yeux leurs maris ; les violes et les harpes se
faisaient entendre dans un silence angoissé. Il eût suffi du plus léger éclat
pour que le tournoi fût avancé d’une nuit et que la mêlée commençât aussitôt,
dans la salle de bal.
L’entrée du roi d’armes, escorté de
ses hérauts, et qui venait pour une nouvelle proclamation, produisit une utile
diversion.
— « Or, oyez, hauts et
puissants princes, seigneurs, barons, chevaliers et écuyers qui êtes au tournoi
parties ! Je vous fais assavoir de par Messeigneurs les juges diseurs que
chacun de vous soit demain dedans les rangs à l’heure de midi, en armes et prêt
pour tournoyer, car à une heure après midi les juges feront couper les cordes
pour commencer le tournoi, auquel il y aura de riches dons par les dames
donnés. Outre plus, je vous avise que nul d’entre vous ne doit amener dedans
les rangs valets à cheval pour vous servir outre la quantité, à savoir :
quatre valets pour princes, trois pour comtes, deux pour chevaliers et un pour
écuyers, et des valets de pied chacun à son plaisir, comme ainsi en ont ordonné
les juges. Outre plus, s’il plaît à vous tous, vous lèverez la main dextre en
haut vers les saints, et tous ensemble promettrez que nul d’entre vous audit
tournoi ne frappera à son escient d’estoc, ni non plus de la ceinture jusque
plus bas ; et d’autre part, si, par cas d’aventure, le heaume choit de la
tête à aucun d’entre vous, nul autre ne le touchera tant que son heaume ne sera
remis et lacé ; et vous vous soumettrez, si vous en faites autrement, à
perdre armure et destrier, et à être criés bannis du tournoi les autres fois.
Et ainsi vous jurez et promettez par la foi, sur votre honneur. »
Tous les tournoyeurs présents
levèrent la main et crièrent
:
— Oui, oui, nous le
jurons !
— Prenez bien garde, demain,
dit le duc de Bourgogne à ses chevaliers, car notre cousin d’Artois pourrait se
montrer mauvais et ne pas respecter toutes les semonces.
Et puis l’on se remit à danser.
Chaque tournoyeur se trouvait dans le
pavillon de drap brodé où flottait sa bannière et s’y faisait équiper. D’abord
les chausses de mailles auxquelles on fixait les éperons ; puis les
plaques de fer qui couvraient les jambes et les bras ; ensuite le haubert
de cuir épais par-dessus lequel on revêtait l’armure de corps, sorte de
tonnelet de fer, articulé ou bien d’une seule pièce, selon les préférences.
Venaient ensuite la cervelière de cuir pour protéger des chocs du heaume, et le
heaume lui-même, empanaché ou surmonté d’emblèmes, et qui se laçait au col du
haubert par des lanières de cuir. Par-dessus l’armure, on passait la cotte de
soie, de couleur éclatante, longue, flottante, avec d’immenses manches
festonnées qui pendaient aux épaules, et des armoiries brodées sur la poitrine.
Enfin le chevalier recevait l’épée, au tranchant émoussé, et l’écu, large ou
rondache.
Dehors le destrier attendait,
couvert d’une housse armoriée, mâchant son mors à longues branches, et le
frontal protégé d’une plaque de fer sur laquelle était fixé, comme sur le
heaume du maître, un aigle, un dragon, un lion, une tour ou un bouquet de
plumes. Des valets d’armes tenaient les trois lances épointées dont chaque
tournoyeur disposait, ainsi qu’une masse assez légère pour n’être pas
meurtrière.
Les gens de noblesse se promenaient
entre les pavillons, venaient assister au harnachement des champions,
adressaient aux amis les derniers encouragements.
Le petit prince Jean, fils aîné du
roi, contemplait avec admiration ces préparatifs, et Jean le Fol, qui
l’accompagnait, faisait des grimaces sous son bonnet à marotte.
La foule populaire, nombreuse, était
tenue à distance par une compagnie d’archers ; elle verrait surtout de la
poussière, car, depuis quatre jours que les jouteurs piétinaient les lices,
l’herbe était morte et le sol, bien qu’arrosé, se transformait en poudre.
Avant même que d’être à cheval, les
tournoyeurs ruisselaient sous leur harnois dont les plaques de fer chauffaient
au grand soleil de juillet. Ils perdraient bien quatre livres dans la journée.
Les hérauts passaient en
criant :
— Lacez heaumes, lacez heaumes,
seigneurs chevaliers, et hissez bannières, pour convoyer la bannière du
chef !