Le Lis et le Lion (27 page)

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Authors: Druon,Maurice

Tags: #Historique

BOOK: Le Lis et le Lion
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— Pose ta boîte, écris, dit
Philippe VI qui commença aussitôt à dicter : « De par le roi, à
notre aimé et féal prévôt de Paris, Jean de Milon, salut. Nous vous ordonnons
de diligenter… »

Les deux cousins, d’un même
mouvement, s’étaient rapprochés et lisaient par-dessus l’épaule du clerc. Son
écriture était bien celle de l’ordre d’arrestation.

— «… à faire délivrer sur
l’heure la dame Jeanne de… »

— Divion, articula Robert.

— «… laquelle a été recluse en
notre prison… » Au fait, où se trouve-t-elle ? demanda Philippe.

— Ni au Châtelet, ni au Louvre,
dit Robert.

— À la tour de Nesle, Sire, dit
le clerc qui croyait se faire apprécier pour son zèle et sa bonne mémoire.

Les deux cousins se regardèrent et
croisèrent les bras d’un geste identique.

— Et comment le sais-tu ?
demanda le roi au clerc.

— Sire, parce que j’ai eu
l’honneur, l’autre avant-hier, d’écrire votre ordre pour saisir cette dame.

— Et qui te l’a dicté ?

— La reine, Sire, qui m’a dit
que vous n’aviez point le temps de le faire et l’en aviez chargée. Les deux
ordres, pour mieux dire, celui de saisie et celui d’écrou.

Le sang s’était complètement retiré
du visage de Philippe qui, partagé entre la honte et la colère, n’osait plus
regarder son beau-frère.

« La belle gueuse, pensait
Robert. Je savais bien qu’elle me haïssait, mais jusqu’à voler le sceau de son
époux pour me nuire… Et qui donc a pu si bien la renseigner ? »

— Vous ne faites pas achever,
Sire ? dit-il.

— Certes, certes, dit Philippe
sortant de ses pensées.

Il dicta la formule finale. Le clerc
alluma une chandelle au feu, fit couler quelques gouttes de cire rouge sur la
feuille pliée qu’il présenta au roi pour qu’il y appliquât lui-même son petit
sceau.

Philippe, perdu dans ses réflexions,
semblait n’accorder à ses propres gestes qu’une attention secondaire. Robert
prit l’ordre, agita une cloche. Ce fut Hérouart de Belleperche qui reparut.

— Au prévôt, sur l’heure,
d’ordre du roi, lui dit Robert en lui remettant la lettre.

— Et fais appeler céans Madame
la reine, ordonna Philippe VI depuis le fond de la pièce.

Le clerc Mulet attendait, regardant
alternativement le roi et le comte d’Artois et se demandant si son excès de
zèle avait été si bien venu. Robert, de la main, lui enjoignit de disparaître.

Quelques instants plus tard la reine
Jeanne entra avec cette démarche particulière qui venait de sa boiterie. Son
corps se déplaçait dans un quart de cercle dont la jambe la plus longue formait
le pivot. C’était une reine maigre, d’assez beau visage, encore que la dent
déjà s’y gâtât. L’œil était grand, avec la fausse limpidité du mensonge ;
les doigts très longs, un peu tordus, laissaient paraître du jour entre eux
même lorsqu’ils étaient joints.

— Depuis quand, Madame,
envoie-t-on des ordres en mon nom ?

La reine prit un air de surprise et
d’innocence parfaitement joué.

— Un ordre, mon aimé
Sire ?

Elle avait la voix grave,
mélodieuse, où traînait un accent de tendresse bien feinte.

— Et depuis quand me
dérobe-t-on mon sceau pendant que je dors ?

— Votre sceau, doux cœur ?
Mais jamais je n’ai touché à votre sceau. De quel sceau parlez-vous ?

Une gifle énorme vint lui couper la
parole.

Les yeux de Jeanne la Boiteuse
s’emplirent de larmes, tant le coup avait été brutal et cuisant ; sa
bouche s’entrouvrit de stupeur et elle porta ses longs doigts à sa joue qui se
marbrait de rouge.

Robert d’Artois n’était pas moins
surpris, mais lui, avec bonheur. Jamais il n’aurait cru son cousin Philippe,
que chacun disait si soumis à sa femme, capable de lever la main sur elle.
« Serait-il vraiment devenu roi ? » se dit Robert.

Philippe de Valois était surtout
redevenu homme et pareil à tout époux, grand seigneur ou dernier valet, qui
corrige sa femme menteuse. Une autre gifle partit, comme si la première lui
avait aimanté la main ; et puis une grêle. Jeanne, affolée, se défendait
le visage de ses deux bras levés. La main de Philippe tombait où elle pouvait,
sur le haut de la tête, sur les épaules. En même temps, il criait :

— C’est l’autre nuit, n’est-ce
pas, que vous m’avez joué ce tour ? Et vous avez le front de nier alors
que Mulet m’a tout avoué ? Mauvaise putain qui me mignote, se frotte à
moi, se dit toute prise d’amour, profite de la faiblesse que j’ai pour elle, et
me berne quand je dors, et me dérobe mon sceau de roi ? Ne sais-tu pas
qu’il n’est acte plus laid, pire que vol ? Que d’aucun sujet en mon
royaume, fût-ce le plus grand, je ne tolérerais qu’il usât du cachet d’autrui
sans le faire bâtonner ? Et c’est du mien qu’on se sert ! A-t-on vu
pire scélérate qui veut me déshonorer devant mes pairs, devant mon cousin, mon
propre frère ? N’ai-je pas raison, Robert ? dit-il s’arrêtant un
instant de frapper pour chercher approbation. Comment pourrions-nous gouverner
nos sujets si chacun se servait à volonté de nos sceaux pour ordonner ce que
nous n’avons point voulu ? C’est faire viol à notre honneur.

Puis, revenant sur sa femme avec un
brusque regain de fureur :

— Et voilà le bel emploi que
vous faites de l’hôtel de Nesle que je vous ai donné. M’avez-vous assez supplié
pour l’avoir ! Êtes-vous aussi mauvaise que votre sœur, et cette tour maudite
servira-t-elle toujours à abriter les méfaits de Bourgogne ? Que si vous
n’étiez pas la reine, par le malheur que j’ai eu de vous épouser, c’est bien
vous que j’y ferais jeter en prison ! Et puisque par d’autres ne peux vous
châtier, eh bien ! je le fais moi-même.

Et les coups se remirent à pleuvoir.

« Puisse-t-il la laisser
morte ! « pensait Robert.

Jeanne s’était maintenant
recroquevillée sur le lit, les jambes battant hors de sa robe, et chaque coup
lui tirait un gémissement ou un hurlement. Puis, soudain, elle fit face comme
un chat, les ongles en avant, et se mit à hurler, les joues barbouillées de
larmes :

— Oui, je l’ai fait ! Oui,
j’ai dérobé ton sceau dans ton sommeil, parce que tu rends mauvaise justice et
que je veux défendre mon frère de Bourgogne contre ce méchant Robert que voici,
qui nous a toujours nui par cautèle et par crime, qui, de complot avec ton
père, a fait périr ma sœur Marguerite…

— Garde la mémoire de mon père
hors de ta bouche ! s’écria Philippe.

À la lueur qu’elle vit dans le
regard de son époux, elle se tut, car vraiment il était bien capable de la
tuer.

Il ajouta, élevant la main d’un
geste protecteur jusqu’à l’épaule de Robert d’Artois :

— Et garde-toi, mauvaise, de
jamais nuire à mon frère qui est le meilleur soutien de mon trône.

Quand il alla ouvrir la porte pour
informer son chambellan qu’il supprimait la chasse de ce jour, vingt têtes
accolées reculèrent ensemble. Jeanne la Boiteuse était détestée des serviteurs
qu’elle harcelait d’exigences, qu’elle dénonçait pour le moindre manquement, et
qui l’appelaient entre eux « la mâle reine ». Le récit de la
correction qu’elle venait de recevoir allait emplir de joie le Palais
[20]
.

Vers la fin de la matinée, dans le
verger de Saint-Germain où la gelée fondait, Philippe et Robert se promenaient
ensemble, à pas lents. Le roi avait la tête basse.

— N’est-ce pas chose affreuse,
Robert, que d’avoir à se défier de sa propre épouse, et même quand on
dort ? Que puis-je faire ? Mettre mon sceau sous mon oreiller ?
Elle y glissera la main. J’ai le sommeil lourd. Je ne puis quand même pas
l’enfermer au couvent : c’est ma femme ! Ne plus la laisser dormir
auprès de moi, c’est tout ce que je puis. Le pis est que je l’aime, cette
drôlesse ! Ne va point le redire, mais j’ai, comme tout chacun, tâté de
quelques autres au déduit. J’en suis revenu avec plus de goût pour elle… Mais
si jamais elle recommence, je la battrai encore !

À ce moment, Trouillard d’Usages,
vidame du Mans et chevalier de l’hôtel, s’avança dans l’allée pour annoncer le
prévôt de Paris qui le suivait.

Rond de bedaine, et roulant sur de
courtes pattes, Jean de Milon n’avait pas la mine gaie.

— Alors, messire prévôt, vous
avez fait relâcher cette dame ?

— Non, Sire, répondit le prévôt
d’une voix gênée.

— Quoi ? Mon ordre
était-il faux ? Peut-être n’avez-vous pas reconnu mon sceau ?

— Non point, Sire, mais avant
que de l’exécuter, je voulais vous en entretenir, et suis bien aise aussi de
trouver Monseigneur d’Artois avec vous, dit Jean de Milon en regardant Robert
d’un air gêné. Cette dame a confessé.

— Qu’a-t-elle confessé ?
demanda Robert.

— Toutes sortes de vilenies,
Monseigneur, fausses écritures, pièces contrefaites, et d’autres choses encore.

Robert garda très bon contrôle de
soi, feignit même de prendre la chose pour plaisanterie, et s’écria en haussant
les épaules :

— Certes, si on l’a passée à la
question, elle a dû confesser beaucoup ! Que je vous livre aux
tourmenteurs, messire de Milon, et je gage que vous confesserez m’avoir voulu
sodomiser !

— Hélas ! Monseigneur, dit
le prévôt, la dame a parlé avant la question… par peur, simplement par peur
d’être questionnée. Elle a donné longue liste de complices.

Philippe VI, silencieux,
observait son beau-frère. Un nouveau travail se faisait dans sa tête.

Robert sentit un piège se refermer
sur lui. Un roi qui vient de rouer de coups son épouse, et devant témoin, pour
usurpation de sceau et fausses lettres, peut difficilement relâcher, même pour
complaire à son plus intime parent, une ordinaire sujette qui vient d’avouer
d’identiques méfaits.

— Ton conseil, mon frère ?
demanda Philippe à Robert sans le quitter du regard.

Robert comprit que son salut
dépendait de sa réponse ; il fallait jouer la loyauté. Tant pis pour la
Divion. Tout ce qu’elle avait pu ou pourrait déclarer le concernant serait tenu
par lui pour mensonge éhonté.

— Votre justice, Sire mon
frère, votre justice ! déclara-t-il. Maintenez cette femme en cachot, et
si elle m’a trompé, sachez bien que je réclamerai de vous la plus grande
rigueur.

En même temps il se disait :
« Mais qui donc a prévenu le duc de Bourgogne ? » Et puis la
réponse, l’évidente réponse, lui vint aussitôt.

Il n’existait qu’une seule personne
qui ait pu dire au duc de Bourgogne, ou à la mâle reine elle-même, que la
Divion se trouvait à Conches : Béatrice.

Ce fut seulement vers la fin mars,
quand la Seine, gonflée par les crues de printemps, inondait les rives et
entrait dans les caves, que des mariniers repêchèrent, du côté de Chatou, un
sac flottant entre deux eaux et contenant un corps de femme complètement nu.

Toute la population du village,
pataugeant dans la boue, s’était assemblée autour de la macabre trouvaille, et
les mères giflaient leurs gamins en criant :

— Allons, fuyez, vous
autres ; ce n’est pas pour vous, ces choses-là !

Le cadavre était hideusement gonflé,
avec l’horrible teinte verdâtre d’une décomposition déjà avancée ; il
avait dû séjourner plus d’un mois dans le fleuve. On pouvait pourtant
reconnaître que la morte était jeune. Ses longs cheveux noirs semblaient bouger
parce que des bulles y crevaient. Le visage avait été lacéré, talonné, écrasé
pour qu’on ne pût l’identifier ; et le cou portait la trace d’un lacet.

Les mariniers, partagés entre le
dégoût et une attirance obscène, poussaient du bout de leurs gaffes l’impudique
charogne.

Soudain le corps, rendant l’eau qui
le gonflait, se mit à remuer de lui-même, donnant un instant l’illusion de
ressusciter, et les commères s’écartèrent en hurlant.

Le bailli, qu’on avait averti,
arriva, posa quelques questions, tourna autour de la morte, inspecta les objets
sortis du sac, avec le cadavre, et qui s’égouttaient sur l’herbe : une
corne de bouc, une figurine de cire enveloppée de chiffons et piquée
d’épingles, un grossier ciboire d’étain gravé de signes sataniques.

— C’est une sorcière occise par
ses compagnons après quelque sabbat ou noire messe, déclara le bailli.

Les commères se signèrent. Le bailli
désigna une corvée pour aller enfouir au plus vite le corps et les vilains
objets dans un boqueteau, à l’écart du village, et sans une prière.

Un crime bien fait, en somme, bien
maquillé, où Gillet de Nelle avait suivi les bonnes leçons de Lormet le Dolois,
et qui s’achevait comme l’avaient souhaité les meurtriers.

Robert d’Artois était vengé de la
trahison de Béatrice, ce qui ne signifiait pas qu’il fût pour autant
triomphant.

Dans deux générations, les
villageois de Chatou ne sauraient plus pourquoi on avait appelé un bouquet
d’arbres, en aval, « le bois de la sorcière ».

 

VII
LE TOURNOI D’ÉVREUX

Vers le milieu du mois de mai, on vit
des hérauts à la livrée de France, accompagnés de sonneurs de busines,
s’arrêter sur les places des villes, aux carrefours des bourgades et devant
l’entrée des châteaux. Les sonneurs soufflaient dans leur longue trompette d’où
pendait une flamme fleurdelisée, le héraut déroulait un parchemin et d’une voix
forte proclamait :

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