— « Or, oyez, oyez !
On fait assavoir à tous princes, seigneurs, barons, chevaliers et écuyers des
duchés de Normandie, de Bretagne et de Bourgogne, des comtés et marches
d’Anjou, d’Artois, de Flandre et de Champagne, et à tous autres, qu’ils soient
de ce royaume ou de tout autre royaume chrétien, s’ils ne sont bannis ou
ennemis du roi notre Sire, à qui Dieu donne bonne vie, que le jour de la
Sainte-Lucie, sixième de juillet, auprès la ville d’Évreux, sera un grandissime
pardon d’armes et très noble tournoi, où l’on frappera de masses de mesure et
épées rabattues, en harnais propre pour ce faire, en timbre, cotte d’armes et
housseaux de chevaux armoyés des nobles tournoyeurs, comme de toute ancienneté et
coutume.
« Duquel tournoi sont chefs
très hauts et très puissants princes, mes très redoutés seigneurs notre Sire
bien aimé, Philippe, roi de France, pour appelant, et le Sire Jean de
Luxembourg, roi de Bohême, pour défendant. Et pour ce fait-on derechef assavoir
à tous princes, seigneurs, barons, chevaliers et écuyers des marches dessus
dites et autres de quelconque nation qu’ils soient, qui auront vouloir et désir
de tournoyer pour acquérir honneur, qu’ils portent de petits écussons que ci
présentement donnerai, à ce qu’on reconnaisse qu’ils sont des tournoyeurs, et
pour ce en demande qui en voudra avoir. Et audit tournoi il y aura de nobles et
riches prix, par les dames et damoiselles donnés.
« Outre plus, j’annonce à
tous princes, barons, chevaliers, et écuyers qui avez l’intention de tournoyer,
que vous êtes tenus de vous rendre audit lieu
d’Évreux
et prendre vos auberges le quatrième jour avant ledit tournoi, pour faire de
vos blasons fenêtres et montrer vos pavois, sous peine de ne pas être reçus audit
tournoi. Et ceci il est fait assavoir de par mes seigneurs les juges diseurs,
et me le pardonnez, s’il vous plaît. »
Les trompettes sonnaient de nouveau,
et les gamins jusqu’à la sortie du bourg faisaient en courant escorte au héraut
qui s’en allait plus loin porter la nouvelle.
Les badauds, avant de se disperser,
disaient :
Cela va encore cher nous coûter, si
notre châtelain se veut rendre à ce tournoi crié ! Il va partir avec sa
dame et toute sa maisonnée… Toujours pour eux les amusailles, et pour nous les
tailles à payer.
Mais plus d’un pensait en même
temps : « Si le seigneur, des fois, voulait emmener mon aîné comme
goujat d’écurie, il y aurait sûrement une bonne bourse à gagner, et peut-être
quelque emploi d’avenir… J’en parlerai au chanoine pour qu’il recommande mon
Gaston. »
Pour six semaines, le tournoi allait
être la grande affaire et l’unique préoccupation des châteaux. Les adolescents
rêvaient d’étonner le monde de leurs premiers exploits.
Tu es trop jeune encore ; une
autre année. Les occasions ne manqueront pas, répondaient les parents.
Mais le fils de nos voisins de
Chambray, qui a mon âge, va bien s’y rendre, lui !
Si le sire de Chambray a raison
perdue, ou des deniers à perdre, cela le regarde.
Les vieillards rabâchaient leurs
souvenirs. À les entendre, on eût cru qu’en leur temps les hommes étaient plus
forts, les armes plus lourdes, les chevaux plus rapides :
Au tournoi de Kenilworth, que donna
le Lord Mortimer de Chirk, l’oncle à celui qu’on pendit à Londres cet hiver…
Au tournoi de Condé-sur-Escaut, chez
Monseigneur Jean d’Avesnes, le père au comte de Hainaut l’actuel…
On empruntait sur la moisson
prochaine, sur les coupes de bois ; on portait sa vaisselle d’argent chez
les plus proches Lombards afin de la transformer en plumes pour le heaume du
seigneur, en étoffes de cendal ou de camocas pour les robes de madame, en
caparaçons pour les chevaux.
Les hypocrites feignaient de se
plaindre :
Ah ! que de dépenses, que de
soucis ; alors qu’il ferait si bon à demeurer chez soi ! Mais nous ne
pouvons nous dispenser de paraître à ce tournoi, pour l’honneur de notre
maison… Si le roi notre Sire a envoyé ses hérauts à la porte de notre manoir,
nous le fâcherions en n’y allant pas.
Partout on tirait l’aiguille, on
battait le fer, on cousait le tissu de mailles sur le cuir des haubergeons, on
entraînait les chevaux et s’entraînait soi-même dans les vergers dont les
oiseaux s’enfuyaient, effrayés par ces charges, ces chocs de lances et grands
cliquetis d’épées. Les petits barons mettaient trois heures à essayer leur
cervelière.
Pour se faire la main, les
châtelains organisaient des tournois locaux où les hommes d’âge, fronçant le
sourcil, gonflant les joues, jugeaient des coups en regardant leurs cadets
s’éborgner. Après quoi l’on s’attablait pour dîner longuement, bâfrant, buvant
et discutant.
Ces jeux guerriers, de baronnie à
baronnie, finissaient par être aussi coûteux que de vraies campagnes.
Enfin on se mettait en route ;
le grand-père avait décidé à la dernière minute d’être du voyage, et le fils de
quatorze ans avait eu gain de cause ; il servirait de petit écuyer. Les
destriers d’armes, qu’il ne fallait point fatiguer, étaient conduits en
main ; les coffres aux robes et aux cuirasses étaient chargés sur des
mulets. Les goujats de service traînaient les pieds dans la poussière. On
logeait aux hôtelleries des couvents ou bien chez quelque parent dont le manoir
se trouvait sur le chemin, et qui lui-même se rendait au tournoi. Un lourd
souper encore, copieusement arrosé, et à l’aube crevant on repartait tous
ensemble.
Ainsi, de halte en halte, les
troupes grossissaient, jusqu’à la rencontre, en formidable appareil, du sire
comte dont on était vassal. On lui baisait la main ; quelques banalités
s’échangeaient qui seraient longuement commentées. Les dames faisaient sortir
des coffres une de leurs robes nouvelles et l’on s’agrégeait à la suite du
comte, déjà longue d’une demi-lieue et toutes bannières flottantes sous le
soleil de début d’été.
De fausses armées, équipées de
lances épointées, d’épées sans tranchant et de masses sans poids,
franchissaient alors la Seine, l’Eure, la Risle, ou montaient de la Loire, pour
se rendre à une fausse guerre où rien n’était sérieux sinon les vanités.
Dès huit jours avant le tournoi, il
ne restait plus chambre ou soupente à louer en toute la ville d’Évreux. Le roi
de France tenait sa cour dans la plus grande abbaye, et le roi de Bohême, en
l’honneur duquel les fêtes étaient données, logeait chez le comte d’Évreux, roi
de Navarre.
Singulier prince que ce Jean de
Luxembourg, roi de Bohême, parfaitement impécunieux, couvert de plus de dettes
que de terres, qui vivait aux crochets du Trésor de France mais n’eût pas
imaginé de paraître en moins grand équipage que l’hôte dont il tirait ses
ressources ! Luxembourg avait près de quarante ans, et en paraissait
trente ; on le reconnaissait à sa belle barbe châtaine, soyeuse et
déployée, à sa tête rieuse et altière, à ses mains avenantes, toujours tendues.
C’était un prodige de vivacité, de force, d’audace, de gaieté, de bêtise aussi.
D’une stature voisine de celle de Philippe VI, il était vraiment
magnifique et offrait en tous points la figure d’un roi telle que l’imagination
populaire pouvait se la représenter. Il savait se faire aimer de tous, des
princes comme du peuple, universellement ; il était même parvenu à être
l’ami à la fois du pape Jean XXII et de l’empereur Louis de Bavière, ces
deux adversaires irréductibles. Merveilleuse réussite pour un imbécile, car,
chacun là-dessus s’accordait également : Jean de Luxembourg était aussi
stupide qu’il était séduisant.
La bêtise n’interdit pas
l’entreprise, au contraire ; elle en masque les obstacles et fait
apparaître facile ce qui, à toute tête un peu raisonnante, semblerait
désespéré. Jean de Luxembourg, délaissant la petite Bohême où il s’ennuyait,
s’était engagé, en Italie, dans de démentes aventures. « Les luttes entre
Gibelins et Guelfes ruinent ce pays, avait-il pensé comme s’il faisait là
grande découverte. L’Empereur et le pape se disputent des républiques dont les
habitants ne cessent de s’entretuer. Eh bien ! puisque je suis ami d’un
parti et de l’autre, qu’on me remette ces États, et j’y ferai régner la
paix ! » Le plus étonnant était qu’il y fût presque parvenu. Pendant
quelques mois il avait été l’idole de l’Italie, mis à part les Florentins, gens
difficiles à berner, et le roi Robert de Naples que ce gêneur commençait à
inquiéter.
En avril, Jean de Luxembourg avait
tenu une conférence secrète avec le cardinal légat Bertrand du Pouget, parent
du pape et même, chuchotait-on, son fils naturel, conférence par laquelle les
Bohémiens considéraient avoir réglé d’un coup, et le sort de Florence, et le
retrait de Rimini aux Malatesta, et l’établissement d’une principauté
indépendante dont Bologne serait la capitale. Or, sans qu’il sût comment, sans
qu’il comprît pourquoi, alors que ses affaires semblaient si bien avancées
qu’il songeait même à remplacer son intime ami, Louis de Bavière, au trône
impérial, voilà que soudain Jean de Luxembourg avait vu se dresser contre lui
deux coalitions formidables, où Guelfes et Gibelins, pour une rare fois,
faisaient alliance, où Florence était d’accord avec Rome, où le roi de Naples,
soutien du pape, attaquait au sud, tandis que l’Empereur, ennemi du pape,
attaquait au nord, et où les deux ducs d’Autriche, le margrave de Brandebourg,
le roi de Pologne, le roi de Hongrie, venaient à la rescousse. Il y avait là de
quoi surprendre un prince si aimé, et qui voulait donner la paix aux
Italiens !
Laissant seulement huit cents
chevaux à son fils Charles pour maîtriser toute la Lombardie, Jean de
Luxembourg, la barbe au vent, avait couru de Parme jusqu’en Bohême où les
Autrichiens pénétraient. Il était tombé dans les bras de Louis de Bavière et, à
force de grands baisers sur les joues, avait dissipé l’absurde malentendu. La
couronne impériale ? Mais il n’y avait songé que pour faire plaisir au
pape !
À présent il arrivait chez Philippe
de Valois pour le prier d’intervenir auprès du roi de Naples, et lui soutirer
également de nouveaux subsides afin de poursuivre son projet de royaume
pacifique.
Philippe VI pouvait-il faire
moins, envers cet hôte chevaleresque, que d’offrir un tournoi en son
honneur ?
Ainsi dans la plaine d’Évreux, sur
les bords de l’Iton, le roi de France et le roi de Bohême, amis fraternels,
allaient se livrer fausse bataille… avec plus de monde sous les armes que n’en
avait le fils de ce même roi de Bohême pour s’opposer à l’Italie entière.
Les lices, c’est-à-dire l’enclos du
tournoi, étaient tracées dans une vaste prairie plate où elles formaient un
rectangle de trois cents pieds sur deux cents, fermé par deux palissades, la
première à claire-voie et faite de poteaux terminés en pointe, la seconde, à
l’intérieur, un peu plus basse et bordée d’une épaisse main courante. Entre les
deux palissades se tenaient, pendant les épreuves, les valets d’armes des
tournoyeurs.
Du côté de l’ombre avaient été bâtis
les échafauds, trois grandes tribunes couvertes de toile et décorées de
bannières : celle du milieu pour les juges, et les deux autres pour les
dames.
Tout autour, dans la plaine, se
pressaient les pavillons des valets et palefreniers ; c’était là qu’on
venait admirer, en se promenant, les montures de tournoi ; sur chaque
pavillon flottaient les armes de son propriétaire.
Les quatre premiers jours de la
rencontre furent consacrés aux joutes individuelles, aux défis que se lançaient
deux à deux les seigneurs présents. Certains voulaient leur revanche d’une
défaite essuyée dans une précédente rencontre ; d’autres, qui ne s’étaient
jamais encore mesurés, souhaitaient s’éprouver ; ou bien l’on poussait
deux jouteurs fameux à s’affronter.
Les tribunes s’emplissaient plus ou
moins, selon la qualité des adversaires. Deux jeunes écuyers avaient-ils pu, en
faisant démarches, obtenir les lices pour une demi-heure de grand matin ?
Les échafauds alors n’étaient que maigrement garnis de quelques amis ou
parents. Mais qu’on annonçât une rencontre entre le roi de Bohême et messire
Jean de Hainaut, arrivé tout exprès de la Hollande avec vingt chevaliers, les
tribunes menaçaient de crouler. C’était alors que les dames arrachaient une
manche de leur robe pour la remettre au chevalier de leur choix, fausse manche
souvent, où la soie n’était cousue par-dessus la vraie manche que par quelques
fils faciles à casser, ou bien vraie manche, chez certaines dames osées qui se
plaisaient à découvrir un beau bras.
Il y avait toute espèce de
personnes, sur les gradins ; car en cette grande affluence qui faisait
d’Évreux comme une foire de noblesse, on ne pouvait point trop trier. Quelques
follieuses de haut vol, aussi parées que les baronnes, et plus jolies souvent
et de plus fines manières, parvenaient à se glisser aux meilleures places,
jouaient de l’œil et provoquaient les hommes à d’autres tournois.
Les jouteurs qui n’étaient pas en lice,
sous couvert d’assister aux exploits d’un ami, venaient s’asseoir auprès des
dames, et il s’amorçait là des fleuretages qu’on poursuivrait le soir, au
château, entre les danses et les caroles.
Messire Jean de Hainaut et le roi de
Bohême, invisibles sous leurs armures empanachées, portaient chacun à la hampe
de leur lance six manches de soie, comme autant de cœurs accrochés. Il fallait
qu’un des jouteurs renversât l’autre ou bien que le bois de lance se brisât. On
ne devait frapper qu’à la poitrine, et l’écu était incurvé de manière à dévier
les coups. Le ventre protégé par le haut arçon de la selle, la tête enfermée
dans un heaume dont la ventaille était abaissée, les adversaires se lançaient
l’un contre l’autre. Dans les tribunes, on hurlait, on trépignait de joie. Les
deux jouteurs étaient de force égale, et l’on parlerait longtemps de la grâce
avec laquelle messire de Hainaut mettait lance sur fautre
[21]
, et aussi de la
façon qu’avait le roi de Bohême d’être droit comme flèche sur ses étriers et de
tenir au choc jusqu’à ce que les deux hampes, se ployant en arcs, finissent par
se rompre.