Le Lis et le Lion (26 page)

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Authors: Druon,Maurice

Tags: #Historique

BOOK: Le Lis et le Lion
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Voici les commères attablées à la
taverne des Maillets où le tenancier Drouin leur sert force bonnes
choses : du vin claret, une oie grasse, une pleine écuelle d’aulx, des
gâteaux chauds.

À cet endroit du conte, Robert
d’Artois se mettait à rire, d’avance. Et Watriquet poursuivait :

… Lors commença Margue à suer

Et boire à grandes hanapées.

En peu d’heures eurent échappées

Trois chopines parmi sa gorge.

« Dame, foi que je dois
saint Georges,

Dit Maroclippe, sa commère,

Ce vin me fait la bouche
amère ;

Je veux avoir de la grenache,

Si devais-je vendre ma vache

Pour en avoir aux mains plein
pot. »

Assis près de la grande cheminée où
un arbre entier flambait, Robert d’Artois, renversé en arrière, gloussait d’un
gros rire de gorge.

C’était toute sa jeunesse, passée
dans les tavernes, bordeaux et autres mauvais lieux, qu’il revoyait à travers
ce conte. En avait-il assez connu de ces franches garces, attablées et
s’enivrant avec application à l’insu de leurs maris !

À minuit, chantait Watriquet,
Margue, Marion et la coiffière, ayant tâté de tous les vins, de l’Arbois
jusqu’au Saint-Mélion, et s’étant fait porter gaufres, oublies, amandes pelées,
poires, épices et noix, étaient encore à l’auberge. Margue propose d’aller
danser dehors. Le tavernier exige, pour les laisser sortir, qu’elles déposent
leurs habits en gage ; ce à quoi elles consentent volontiers, saoules
qu’elles sont ; en un tournemain elles se défont de leurs robes et
pelissons, cottes, chemises, bourses et courroies.

Nues comme au jour de leur
naissance, les voilà parties dans la nuit de janvier, braillant à
tue-tête : « 
Amour au vireli
m’en vois
 »,
titubant, trébuchant, s’écorchant aux murs, se rattrapant l’une à l’autre, pour
finalement s’écrouler, ivres mortes, sur les monceaux d’ordures.

Le jour se lève, les portes
s’ouvrent. On les découvre toutes souillées et sanglantes et ne bougeant pas
plus que « 
merdes en
la mi voie
 ». On va quérir les
maris qui les croient assassinées ; on les porte au cimetière des
Innocents ; on les jette à la fosse commune.

L’une sur l’autre, toutes
vives ;

Or leur fuyait par les gencives

Le vin, et par tous les conduits.

Elles ne sortent de leur sommeil que
la nuit suivante, au milieu du charnier, couvertes de terre, mais pas encore
dessaoulées, et se mettent à crier dans le cimetière tout noir et gelé :

« Drouin, Drouin, où es
allé ?

Apporte trois harengs salés

Et un pot de vin du plus fort

Pour faire à nos têtes confort ;

Et ferme aussi la grand
fenestre ! »

C’était un rugissement que poussait
alors Monseigneur Robert. Le ménestrel Watriquet avait peine à finir son conte
car, pour plusieurs minutes, le rire du géant emplissait la salle. Les yeux
larmoyants, il se frappait les côtes à deux mains. Dix fois il répétait :
« Et
ferme aussi la grand fenestre ! »
Sa joie était si contagieuse
que toute la maisonnée se tordait avec lui.

— Ah ! les
drôlesses ! Toutes dépouillées, les naches à la bise…
Et ferme aussi la
grand fenestre
 !

Et il repartait à rire.

Au fond, c’était une bonne vie,
celle qu’on menait à Conches… Madame de Beaumont était une bonne épouse, le
comté de Beaumont était un bon petit comté, et qu’importait qu’il fût domaine
de la couronne puisque les revenus en étaient assurés ? Alors
l’Artois ?… Était-ce si important l’Artois, après tout, cela méritait-il
tant de soucis, luttes et besognes ?… « La terre où l’on me couchera
un jour, que ce soit celle de Conches ou celle d’Hesdin… »

Ce sont là propos qu’on se tient
lorsqu’on a passé la quarantaine, qu’une affaire engagée ne tourne pas
complètement à souhait, et qu’on dispose de deux semaines de loisirs. Mais l’on
sait bien, dans le fond, qu’on ne se tiendra pas à cette sagesse fugitive… Tout
de même, demain, Robert irait courir un cerf du côté de Beaumont, et il en
profiterait pour inspecter le château, voir s’il ne convenait pas de
l’agrandir…

Ce fut en rentrant de Beaumont, où
il s’était rendu avec son épouse, l’avant-dernier jour de l’année, que Robert
d’Artois trouva ses écuyers et ses valets l’attendant, tout affolés, sur le
pont-levis de Conches.

On était venu dans l’après-midi se
saisir de la dame de Divion pour l’emmener en prison, à Paris.

— S’en saisir ? Qui est
venu s’en saisir ?

— Trois sergents.

— Quels sergents ? D’ordre
de qui ? hurla Robert.

— Du roi.

— Allons donc ! Et vous
avez laissé faire ! Vous êtes des niais que je vais bâtonner. Saisir chez
moi ? Quelle imposture ! Avez-vous vu l’ordre, au moins ?

— Nous l’avons vu, Monseigneur,
répondit Gillet de Nelle tremblant, et nous avons même exigé de le garder. Nous
n’avons laissé prendre madame de Divion qu’à cette condition. Le voici.

C’était bien un ordre royal, tracé
d’une main de clerc, mais scellé du cachet de Philippe VI. Et non pas du
sceau de chancellerie, ce qui eût pu expliquer quelque haute fourberie. La cire
portait le relief du sceau privé de Philippe, le « petit sceau »
comme on disait, que le roi gardait sur lui, dans une bourse, et que sa main
seule utilisait.

Le comte d’Artois n’était pas, de
nature, un homme angoissé. Ce jour-là, pourtant, il apprit à connaître la peur.

 

VI
LA MALE REINE

Aller de Conches à Paris en une seule
journée, c’était une rude étape, même pour un cavalier entraîné, et qui
exigeait un cheval solide. Robert d’Artois laissa en route deux de ses écuyers
dont les montures étaient tombées boiteuses. Il arriva de nuit dans la cité,
trouva, malgré l’heure tardive, les rues encore encombrées de bandes joyeuses
qui fêtaient l’An neuf. Des ivrognes vomissaient dans l’ombre, sur le seuil des
tavernes ; des femmes se tenaient par le bras, chantant à tue-tête et le
pas mal assuré, comme dans le conte de Watriquet.

Sans égard pour cette roture que le
poitrail de son cheval bousculait. Robert alla droit au Palais. Le capitaine de
garde lui apprit que le roi était venu dans la journée, pour recevoir les vœux
des bourgeois, mais qu’il était reparti pour Saint-Germain.

Robert, alors, franchissant le pont,
alla au Châtelet. Un pair de France pouvait se permettre de réveiller le gouverneur.
Or, celui-ci, interrogé, déclara n’avoir reçu, ni la veille ni ce jour, aucune
dame qui se nommât Jeanne de Divion, ni qui ressemblât à sa description.

Si elle n’était au Châtelet, elle
devait être au Louvre, car on n’incarcérait, d’ordre du roi, qu’en ces deux
places-là.

Robert poussa donc jusqu’au
Louvre ; mais le capitaine lui fit la même réponse. Alors, où était la
Divion ? Robert avait-il cheminé plus vite que les sergents royaux et, par
une autre route, devancé leur détachement ? Pourtant, à Houdan, où il
s’était renseigné, on lui avait bien dit que trois sergents, conduisant une
dame, étaient passés depuis plusieurs heures. Le mystère se faisait de plus en
plus dense autour de cette affaire.

Robert se résigna à rentrer en son
hôtel, dormit peu, et avant l’aube partit pour Saint-Germain.

La gelée blanche couvrait les champs
et les prés ; les branches des arbres étaient vernies de givre, et les
collines, la forêt, autour du manoir de Saint-Germain, semblaient un paysage de
confiserie.

Le roi venait de s’éveiller. Les
portes s’ouvrirent pour Robert jusqu’à la chambre de Philippe VI, lequel
était encore au lit, entouré de ses chambellans et de ses veneurs, et donnait
des ordres pour la chasse du jour.

Robert entra d’un pas d’assaut, mit
un genou au parquet, se releva aussitôt et dit :

— Sire, mon frère, reprenez la
pairie que vous m’avez donnée, mes fiefs, mes terres, mes revenus, ôtez-m’en le
bien et l’usage, chassez-moi de votre Conseil étroit auquel je ne suis plus
digne de paraître. Non, je ne suis plus rien au royaume !

Ouvrant tout grands ses yeux bleus
par-dessus son nez charnu, Philippe demanda :

— Mais qu’avez-vous donc, mon
frère ? D’où vous vient cet émoi ? Que dites-vous ?

— Je dis le vrai. Je dis que je
ne suis plus rien au royaume puisque le roi, sans daigner m’en informer, fait
saisir une personne qui loge sous mon toit !

— Qui ai-je fait saisir ?
Quelle personne ?

— Une certaine dame de Divion,
mon frère, qui est de ma maison, servante à la robe de mon épouse votre sœur,
et que trois sergents, sur votre ordre, sont venus prendre à mon château de
Conches pour la conduire en geôle !

— Sur mon ordre ? dit
Philippe stupéfait. Mais je n’ai jamais donné tel ordre… Divion ? J’ignore
ce nom. Et de toute manière, mon frère, faites-moi la grâce de me croire, je
n’eusse point fait saisir en votre maisonnée, quand même en aurais-je eu le
motif, sans vous tenir au fait, et d’abord vous demander conseil.

— C’est ce que j’aurais cru,
mon frère, dit Robert, pourtant, cet ordre est bien de vous.

Et il tira de sa cotte la lettre
d’arrestation remise par les sergents.

Philippe VI y jeta les yeux,
reconnut son petit sceau, et les chairs de son nez blêmirent.

— Hérouart, ma robe !
cria-t-il à l’un des chambellans. Et qu’on se hâte à sortir ; qu’on me
laisse seul avec Monseigneur d’Artois !

Ayant rejeté ses couvertures brodées
d’or, il était déjà debout, en longue chemise blanche. Le chambellan l’aida à
enfiler une robe fourrée, voulut aviver le feu dans la cheminée.

— Sors, sors !… J’ai dit
qu’on me laisse seul.

Jamais Hérouart de Belleperche,
depuis qu’il servait le roi, n’avait été traité avec pareille violence, comme
un simple garçon de cuisine.

— Non, je n’ai nullement scellé
cela, ni dicté rien qui y ressemble, dit le roi quand le chambellan se fut
retiré.

Il examina très attentivement la
pièce, rapprocha les deux parties du cachet brisé par l’ouverture de la lettre,
prit une loupe de cristal dans un tiroir de crédence.

— Ne serait-ce pas, mon frère,
dit Robert, qu’on aurait contrefait votre sceau ?

— Cela ne se peut. Les faiseurs
de coins sont habiles à prévenir copies et dissimulent toujours quelque petite
imperfection volontaire, surtout pour coins royaux ou de grands barons. Regarde
le « L « de mon nom ; vois la brisure qui est au bâton, et ce
point creux dans le feuillage de bordure…

— Alors, dit Robert,
n’aurait-on pas détaché le cachet d’une autre pièce ?

— La chose, en effet, se
pratique, il paraît ; avec un rasoir chauffé, ou de quelque autre
manière ; mon chancelier me l’a certifié.

Le visage de Robert prit une
expression naïve, comme s’il apprenait là une chose insoupçonnée. Mais le cœur
lui battait un peu plus vite.

— Mais ce ne saurait être le
cas, poursuivit Philippe, car, tout exprès, je n’use de mon petit sceau que
pour des cachets à briser ; jamais je ne l’emploie sur page plate ni lacs.

Il resta silencieux un moment, les
yeux fixés sur Robert comme s’il lui demandait une explication qu’il ne
cherchait, en vérité, que dans sa propre pensée.

— Il faut, conclut-il, qu’on
m’ait dérobé un moment mon sceau. Mais qui ? Mais quand ? De tout le
jour il ne quitte la bougette à ma ceinture ; je ne m’en défais que la
nuit…

Il alla vers la crédence, prit dans
le tiroir une bourse de tissu d’or dont il palpa d’abord le contenu, puis qu’il
ouvrit, et dont il sortit son petit sceau qui était d’or, avec une fleur de lis
pour servir de poignée.

— … et je le reprends au
matin…

Sa voix s’était faite plus
lente ; un doute terrible s’installait en lui. Il reprit l’ordre
d’arrestation et l’étudia de nouveau, avec grande attention.

— Je connais cette main,
dit-il. Ce n’est pas celle d’Hugues de Pommard, ni celle de Jacques La Vache,
ni de Geoffroy de Fleury… Il sonna.

Pierre Trousseau, l’autre chambellan
de service, se présenta.

— Mande-moi d’urgence, s’il est
au château, ou bien ailleurs où qu’il se trouve, le clerc Robert Mulet ;
qu’il vienne ici avec ses plumes.

— Ce Mulet, demanda Robert, ne
sert-il pas aux écritures de la reine Jeanne ton épouse ?

— Oui, Mulet sert tantôt à moi,
tantôt à Jeanne, dit Philippe VI évasivement, pour masquer sa gêne.

Ils avaient repris, machinalement,
leur tutoiement d’antan, lorsque Philippe était bien loin d’être roi, lorsque
Robert n’était pas encore pair, lorsqu’ils étaient seulement deux cousins bien
unis ; en ce temps-là Monseigneur Charles de Valois citait toujours Robert
en exemple à Philippe, pour sa force, sa ténacité, son intelligence aux
affaires.

Mulet était au château. Il arriva,
se hâtant, l’écritoire sous le bras, et se courba pour baiser la main du roi.

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