Le Lis et le Lion (24 page)

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Authors: Druon,Maurice

Tags: #Historique

BOOK: Le Lis et le Lion
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Bien, allons ! dit Mortimer.

Mais auparavant, vous devez être
dépouillé, pour la claie.

Fort bien, dépouillez-moi.

On lui ôta ses vêtements, ne lui
laissant qu’une toile autour des reins. Il sortit ainsi, nu parmi cette escorte
chaudement vêtue, sous une petite pluie bruinante de novembre. Son haut corps
musclé faisait une tache claire parmi toutes les robes sombres des shérifs, et
les vêtements de fer de la garde.

La claie était dans le Green,
construite de lattes rugueuses posées sur deux patins, et accrochée aux harnais
d’un cheval de trait.

Mortimer conserva son sourire
méprisant pour regarder cet équipage. Que de soins, que d’application à l’humilier !
Il se coucha sans aide et on lui lia les poignets et les chevilles aux
traverses de bois ; puis le cheval se mit en marche et la claie commença
de glisser, d’abord doucement sur l’herbe du Green, puis en raclant le gravier
et les pierres du chemin.

Le maréchal d’Angleterre, le
Lord-maire, les délégués du Parlement, le constable de la Tour,
suivaient ; une escorte de soldats, la pique sur l’épaule, ouvrait la
route et protégeait la marche.

Le cortège sortit de la forteresse
par la Traitors Gate où une foule attendait, curieuse, houleuse, cruelle, qui
ne fit que grossir le long du chemin.

Quand on a généralement considéré
les multitudes du haut d’un cheval ou d’une estrade, c’est une impression
étrange que de les regarder soudain depuis le niveau du sol, d’apercevoir tous
ces mentons agités, toutes ces bouches déformées par les cris, ces milliers de
narines ouvertes. Les hommes ont vraiment de mauvais visages observés ainsi, et
les femmes également, des visages grotesques et méchants, d’affreuses gueules
de gargouilles sur lesquelles on n’a pas assez frappé lorsqu’on était
debout ! Et sans cette petite bruine qui lui tombait droit dans les yeux,
Mortimer, secoué et cahoté sur sa claie, aurait mieux pu voir ces faces de
haine.

Quelque chose de visqueux et de mou
l’atteignit à la joue, lui coula dans la barbe ; Mortimer comprit que
c’était un crachat. Et puis, une douleur aiguë, perçante, le traversa tout
entier ; une main lâche lui avait lancé une pierre au bas-ventre. Sans les
piquiers, la foule, s’enivrant de ses propres hurlements, l’eût déchiré sur
place.

Il avançait sous une voûte sonore
d’insultes et de malédictions, lui qui, six ans plus tôt, sur toutes les routes
d’Angleterre, n’entendait s’élever que des acclamations. Les foules ont deux
voix, une pour la haine, l’autre pour l’allégresse ; c’est merveille que
tant de gorges hurlant ensemble puissent produire deux rumeurs si différentes.

Et brusquement, ce fut le silence.
Était-on déjà parvenu au gibet ? Mais non ; on était entré à
Westminster et l’on faisait passer la claie lentement sous les fenêtres où se
pressaient les membres du Parlement. Ceux-ci se taisaient en contemplant,
traîné comme un arbre fourchu sur les pavés, celui qui tant de mois les avait
pliés à sa volonté.

Mortimer, les yeux emplis de pluie,
cherchait un regard. Peut-être, par suprême cruauté, avait-on fait obligation à
la reine Isabelle d’assister à son supplice ? Il ne l’aperçut pas.

Puis le cortège se dirigea vers
Tyburn. Arrivé aux Common Gallows, le condamné fut délié et rapidement
confessé. Une dernière fois Mortimer domina la foule, du haut de l’échafaud. Il
souffrit peu, car la corde du bourreau, en le soulevant brusquement, lui rompit
les vertèbres.

La reine Isabelle se trouvait ce
jour-là à Windsor où elle se remettait lentement d’avoir perdu, en même temps
que son amant, l’enfant qu’elle attendait de lui.

Le roi Édouard fit savoir à sa mère
qu’il viendrait passer avec elle les fêtes de Noël.

 

IV
UN MAUVAIS JOUR

Par les fenêtres de la maison
Bonnefille, Béatrice d’Hirson regardait la pluie tomber dans la rue Mauconseil.
Depuis plusieurs heures elle attendait Robert d’Artois qui lui avait promis de
la rejoindre, cet après-midi-là. Mais Robert ne tenait aucunement ses
promesses, les petites pas plus que les grandes, et Béatrice se jugeait bien
stupide de le croire encore.

Pour une femme qui attend, un homme
a tous les torts. Robert ne lui avait-il pas promis aussi, et depuis près d’un
an, qu’elle serait dame de parage en son hôtel ? Au fond, il n’était pas
différent de sa tante ; tous les Artois se ressemblaient. Des
ingrats ! On se crevait à faire leurs volontés ; on courait les
herbières et les jeteurs de sorts ; on tuait pour servir leurs
intérêts ; on risquait la potence ou le bûcher… car ce n’eût pas été
Monseigneur Robert qu’on eût arrêté si l’on avait pris Béatrice à verser
l’arsenic dans la tisane de Madame Mahaut, ou le sel de mercure dans le hanap
de Jeanne la Veuve. « Cette femme, aurait-il dit, je ne la connais
pas ! Elle prétend avoir agi sur mon ordre ? Menteries. Elle était de
la maison de ma tante, pas de la mienne. Elle invente fables pour se sauver.
Faites-la donc rouer. » Entre la parole d’un prince de France, beau-frère
du roi, et celle d’une quelconque nièce d’évêque, dont la famille n’était même
plus en faveur, qui dont aurait hésité ?

« Et j’ai fait tout cela pour
quoi ? pensait Béatrice. Pour attendre ; pour attendre, esseulée en
ma maison, que Monseigneur Robert daigne une fois la semaine me visiter !
Il avait dit qu’il viendrait après Vêpres ; voici le Salut sonné. Il a dû
encore ripailler, traiter trois barons à dîner, parler de ses grands exploits,
des affaires du royaume, de son procès, flatter de la main le rein de toutes
les chambrières. Même la Divion mange à sa table, à présent, je le sais !
Et moi je suis ici à regarder la pluie. Et il arrivera à la nuitée, lourd,
rotant beaucoup et les joues enflammées ; il me dira trois fadaises,
s’écroulera sur le lit pour y dormir une heure, et repartira. Si même il vient… »

Béatrice s’ennuyait, plus encore qu’à
Conflans dans les derniers mois de Mahaut. Ses amours avec Robert s’enlisaient.
Elle avait cru piéger le géant, mais c’était lui qui avait gagné. La passion
contrariée, humiliée, se changeait en sourde rancune. Attendre, toujours
attendre ! Et ne pas même pouvoir sortir, courir les tavernes avec quelque
amie à la recherche de l’aventure, parce que Robert pourrait justement survenir
dans ce moment-là. En plus, il la faisait surveiller !

Elle comprenait bien que Robert se
détachait d’elle et ne la voyait plus que par obligation, comme une complice
qu’il faut ménager. Deux semaines entières se passaient parfois sans qu’il lui
témoignât de désir.

« Tu ne gagneras pas toujours,
Monseigneur Robert ! » disait-elle tout bas. Elle commençait
secrètement de le haïr, faute de le posséder assez.

Elle avait essayé les meilleures
recettes de philtres d’amour : Tirez de votre sang, un vendredi de
printemps ; mettez-le sécher au four dans un petit pot, avec deux
couillons de lièvre et un foie de colombe ; réduisez le tout en poudre
fine et faites-en avaler à la personne sur qui vous avez dessein ; et si
l’effet ne se sent pas à la première fois, réitérez jusqu’à trois fois.

Ou bien encore : Vous irez un
vendredi matin, avant soleil levé, dans un verger fruitier et cueillerez sur un
arbre la plus belle pomme que vous pourrez ; puis vous écrirez avec votre
sang, sur un petit morceau de papier blanc, votre nom et surnom, et, en une
autre ligne suivante, le nom et le surnom de la personne dont vous voulez être
aimé ; et vous tâcherez d’avoir trois de ses cheveux, que vous joindrez,
avec trois des vôtres, qui vous serviront à lier le petit billet que vous aurez
écrit de votre sang ; puis vous fendrez la pomme en deux, vous en ôterez
les pépins, et, en leur place, vous mettrez le billet lié des cheveux ; et
avec deux petites brochettes pointues de branche de myrte verte, vous
rejoindrez proprement les deux moitiés de pomme et la ferez ainsi sécher au
four en sorte qu’elle devienne dure et sans humidité, comme des pommes sèches
de carême ; vous l’envelopperez ensuite dans des feuilles de laurier et de
myrte et tâcherez de la mettre sous le chevet du lit où couche la personne,
aimée, sans qu’elle s’en aperçoive ; et en peu de temps elle vous donnera
des marques de son amour.

Vaine entreprise. Les pommes du
vendredi restaient inopérantes. La sorcellerie, où Béatrice se croyait
infaillible, paraissait n’avoir pas de prise sur le comte d’Artois. Il n’était
pas le Diable, tout de même ! En dépit de ce qu’elle lui avait affirmé pour
le conquérir.

Elle avait espéré être enceinte.
Robert semblait aimer ses fils, par orgueil peut-être, mais il les aimait. Ils
étaient les seuls êtres dont il parlât avec un peu de tendresse. Alors, un
bâtard qui lui serait venu à présent… Et puis, c’eût été un bon moyen pour
Béatrice ; montrer son ventre et dire : « J’attends un enfant de
Monseigneur Robert… » Mais soit qu’elle eût dans le passé dérangé la
nature, soit que le Malin l’eût faite telle qu’elle ne pût engendrer, cet
espoir-là aussi avait été déçu. Et il ne restait à Béatrice d’Hirson, ancienne
demoiselle de parage de la comtesse Mahaut, que l’attente, la pluie, et des
rêves de vengeance… À l’heure où les bourgeois se mettaient au lit, Robert
d’Artois arriva enfin, la mine fort sombre et se grattant du pouce le piquant
de la barbe. À peine regarda-t-il Béatrice qui avait pris soin de mettre une
robe neuve ; il se versa une grande rasade d’hypocras.

— Il est éventé, dit-il avec
une grimace en se laissant choir sur un siège qui rendit un grand gémissement
de bois.

Comment le breuvage n’eût-il pas
perdu son arôme ? L’aiguière était préparée depuis quatre heures !

— J’espérais plus tôt ta venue,
Monseigneur.

— Eh oui ! mais j’ai de
graves soucis qui m’ont tenu empêché.

— Comme le jour d’hier, et
comme l’hier d’avant…

— Comprends aussi que je ne
peux me montrer entrant de jour en ta maison, surtout en ce moment qu’il me
faut recroître de prudence.

— La bonne excuse ! Alors
ne me dis point que tu viendras de jour si tu ne me veux visiter que la nuit.
Mais la nuit appartient à la comtesse ton épouse…

Il haussa les épaules d’un air
excédé.

— Tu sais bien que je ne
l’approche plus.

— Tous les époux disent cela à
leur bonne amie, les plus grands du royaume comme le dernier savetier… et tous
mentent de la même façon. Je voudrais bien voir que Madame de Beaumont te fît
si bon visage et se montrât de si bon air avec toi si tu n’entrais jamais en
son lit… Pour les journées, Monseigneur est au Conseil étroit, à croire que le
roi tient conseil de la crevée de l’aube jusqu’au soir couchant. Ou bien
Monseigneur est à la chasse… ou bien Monseigneur va jouter… ou bien Monseigneur
est parti pour sa terre de Conches.

— La paix ! cria Robert
abattant le plat de la main sur la table. J’ai d’autres soins en tête que
d’écouter sornettes de femelle. C’est aujourd’hui que j’ai présenté ma requête
devant la Chambre du roi.

En effet, on était le 14 décembre,
jour fixé par Philippe VI pour l’ouverture du procès d’Artois. Béatrice le
savait. Robert l’en avait prévenue ; mais agacée de jalousie, elle l’avait
oublié.

— Et tout s’est passé à ton
souhait ?

— Pas absolument, répondit
Robert. J’ai présenté les lettres de mon grand-père, et l’on a contesté
qu’elles fussent vraies.

— Les croyais-tu bonnes ?
dit Béatrice avec un sourire méchant. Et qui donc les a contestées ?

— La duchesse de Bourgogne qui
s’est fait remettre les pièces à l’examen.

— Ah ! la duchesse de
Bourgogne est à Paris…

Les longs cils noirs se relevèrent
un instant et le regard de Béatrice brilla d’un soudain éclat, vite dissimulé.
Robert, tout à ses soucis, ne s’en aperçut pas.

Frappant les poings l’un contre
l’autre, et les muscles des mâchoires contractés, il disait :

— Elle est venue tout exprès
avec le duc Eudes. Mahaut me nuira donc jusque dans sa descendance !
Pourquoi si mauvais sang coule-t-il en cette race-là ? Tout ce qui est
fille de Bourgogne est putain, vol et mensonge ! Celle-ci, qui pousse
contre moi son benêt de mari, est gueuse déjà comme toute sa parenté. Ils ont
la Bourgogne ; que veulent-ils encore la comté qu’ils m’ont volée ?
Mais je gagnerai. Je soulèverai l’Artois s’il le faut comme je l’ai fait déjà
contre Philippe le Long, le père de cette mauvaise guenon. Et cette fois ce ne
sera pas sur Arras que je marcherai, mais sur Dijon…

Il parlait, mais le cœur n’y était
pas. C’était une colère assise, sans grands cris, sans ce pas à faire crouler
les murs, sans toute cette comédie de la fureur qu’il savait si bien jouer.
Pour quel auditoire se fût-il donné cette peine ?

L’habitude en amour érode les
caractères. On ne s’oblige à l’effort que dans la nouveauté, et l’on ne redoute
que ce que l’on ne connaît pas. Nul n’est fait que de puissance, et les
craintes disparaissent en même temps que le mystère s’efface. Chaque fois que
l’on se montre nu, on abandonne un peu d’autorité. Béatrice ne craignait plus
Robert.

Elle oubliait de le redouter parce
qu’elle l’avait vu trop souvent dormir, et se permettait, envers ce géant, ce
que personne n’eût osé.

Et de même pour Robert envers
Béatrice, devenue une maîtresse jalouse, exigeante, pleine de reproches, comme
toute femme quand une liaison cachée dure trop longtemps. Ses talents de
sorcière n’amusaient plus Robert. Ses pratiques de magie et de satanisme lui
paraissaient routine. Il se défiait de Béatrice, mais par simple habitude
atavique, puisqu’il est entendu une fois pour toutes que les femmes sont
menteuses et trompeuses. Comme elle lui mendiait le plaisir, il ne pensait plus
à la craindre, et oubliait qu’elle ne s’était jetée dans ses bras que par goût
de la trahison. Même le souvenir de leurs deux crimes perdait de l’importance
et se dissolvait dans la poussière des jours, tandis que les deux cadavres
s’effritaient sous terre.

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