Le Lis et le Lion (31 page)

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Authors: Druon,Maurice

Tags: #Historique

BOOK: Le Lis et le Lion
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— Robert, j’attends ta réponse,
dit le roi.

— Quelle réponse ?

— Que tu renonces à l’Artois,
pour que je puisse éteindre l’affaire…

— Et pour que tu puisses aussi
reprendre la parole que tu m’avais donnée avant d’être roi. Sire, mon frère,
aurais-tu donc oublié qui t’a porté au trône, qui t’a rallié les pairs, qui t’a
gagné ton sceptre ?

Philippe de Valois prit Robert par
les poignets et, le regardant droit dans les yeux :

— Si j’avais oublié, Robert,
crois-tu que je te parlerais en ce moment comme je le fais ?… Pour la
dernière fois, renonce.

— Jamais, répondit le géant en
secouant la tête.

— C’est au roi que tu
refuses ?

— Oui, Sire, au roi que j’ai
fait. Philippe desserra les doigts.

— Alors, si tu ne veux point
sauver ton honneur de pair, dit-il, moi je veillerai à sauver mon honneur de
roi !

 

IX
LES TOLOMEI

— Faites-moi pardon,
Monseigneur, de ne pouvoir me lever pour vous mieux accueillir, dit Spinello
Tolomei, d’une voix haletante, à l’entrée de Robert d’Artois.

Le vieux banquier était allongé sur
un lit dressé dans son cabinet de travail ; une couverture légère laissait
deviner la forme de son gros ventre et de sa poitrine amenuisée. Une barbe de
huit jours semblait, sur ses joues effondrées, comme un dépôt de sel, et sa
bouche bleuie cherchait l’air. Mais de la fenêtre, donnant sur la rue des
Lombards, ne venait aucune fraîcheur. Paris cuisait, sous le soleil d’un
après-midi d’août.

Il ne restait plus beaucoup de vie
dans le corps de messer Tolomei, plus beaucoup de vie dans le regard de son
seul œil ouvert qui n’exprimait rien qu’un mépris fatigué, comme si quatre-vingts
ans d’existence avaient été un bien inutile effort.

Autour du lit se tenaient quatre
hommes au teint basané, aux lèvres minces, aux yeux luisants comme des olives
noires, et tous vêtus également de robes sombres.

— Mes cousins Tolomeo Tolomei,
Andréa Tolomei, Giaccomo Tolomei… dit le moribond en les désignant. Et puis
vous connaissez mon neveu, Guccio Baglioni…

À trente-cinq ans, les tempes de
Guccio étaient déjà blanches.

— Ils sont tous venus de Sienne
pour me voir mourir… et aussi pour d’autres choses, ajouta lentement le vieux
banquier.

Robert d’Artois, en chausses de
voyage, le buste un peu penché sur le siège qu’on lui avait avancé, regardait
le vieillard avec cette fausse attention des gens qu’obsédé un très grave
souci.

— Monseigneur d’Artois est un
ami, j’ose le dire, reprit Tolomei à l’adresse de ses parents. Tout ce qu’on
pourra faire pour lui doit être fait ; il nous a sauvés, souvent, et il
n’a pas dépendu de lui cette fois…

Comme les cousins siennois
n’entendaient guère le français, Guccio leur traduisit, rapidement, les paroles
de l’oncle ; les cousins hochèrent, d’un même mouvement, leurs faces
sombres.

— Mais, si c’est d’argent que
vous avez nécessité, Monseigneur, hélas, hélas, et malgré tout mon dévouement
pour vous, nous ne pouvons rien. Vous savez trop pourquoi…

On sentait que Spinello Tolomei
économisait ses forces. Il n’avait pas besoin de s’étendre longuement. À quoi
bon commenter la situation dramatique où se débattaient, depuis quelques mois,
les banquiers italiens ?

En janvier, le roi avait rendu une
ordonnance par laquelle tous les Lombards se voyaient menacés d’expulsion. Ce
n’était pas là chose nouvelle ; chaque règne, en ses moments difficiles,
brandissait la même menace et raflait aux Lombards une part de leur fortune en
les obligeant à racheter leur droit de séjour. Pour compenser la perte, les
banquiers augmentaient pendant un an le taux d’usure. Mais l’ordonnance cette
fois s’accompagnait d’une plus grave mesure. Toutes les créances que les
Italiens détenaient sur des seigneurs français se trouvaient, de par la volonté
royale, annulées ; et il était interdit aux débiteurs de s’acquitter, si
même ils en avaient le vouloir ou la possibilité. Des sergents royaux, montant
la garde aux portes des comptoirs, faisaient rebrousser chemin aux honnêtes
clients qui venaient rembourser. Les banquiers italiens en auraient
pleuré !

— Et cela parce que la noblesse
s’est trop endettée pour ces folles fêtes, pour tous ces tournois où elle veut
briller devant le roi ! Même sous Philippe le Bel nous ne fûmes pas
traités de telle façon.

— J’ai plaidé pour vous, dit
Robert.

— Je sais, je sais,
Monseigneur. Vous avez toujours défendu nos compagnies. Mais voilà, vous n’êtes
guère mieux en grâce que nous, à présent… Nous pouvions croire que les choses
s’arrangeraient comme les autres fois. Mais avec la mort de Macci dei Macci, le
dernier coup nous a été porté !

Le vieil homme tourna son regard
vers la fenêtre, et se tut.

Macci dei Macci, l’un des plus
grands financiers italiens en France, auquel Philippe VI depuis le début
de son règne avait confié, sur le conseil de Robert, l’administration du
Trésor, venait d’être pendu la semaine précédente après jugement sommaire.

Guccio Baglioni, la voix chargée de
colère contenue, dit alors :

— Un homme qui avait mis tout
son labeur, toute son astuce au service de ce royaume. Il se sentait plus
français que s’il était né sur la Seine ! S’est-il enrichi en son office
davantage que ceux qui l’ont fait pendre ? C’est toujours sur les Italiens
qu’on frappe parce qu’ils n’ont pas moyens de se défendre !

Les cousins siennois captaient ce
qu’ils pouvaient du discours ; au nom de Macci dei Macci, leurs sourcils
étaient remontés jusqu’au milieu du front, et, les paupières fermées, ils
avaient émis une même lamentation de gorge.

— Tolomei, dit Robert d’Artois,
je ne viens pas vous emprunter de l’argent, mais vous prier de m’en prendre.

Si affaibli qu’il fût, messer
Tolomei releva légèrement le torse, tant l’annonce était surprenante.

— Oui, reprit Robert, je
voudrais vous remettre tout mon trésor de monnaie contre des lettres de change.
Je pars. Je quitte le royaume.

— Vous, Monseigneur ?
Votre procès va-t-il si mal ? Le jugement a-t-il été rendu contre
vous ?

— Il va l’être dans quatre
semaines. Sais-tu, banquier, comment me traite ce roi dont j’ai épousé la sœur
et qui jamais, sans moi, n’eût été roi ? Il a envoyé son bailli de Gisors
corner à la porte de tous mes châteaux, à Conches, à Beaumont, à Orbec, qu’il
m’ajournait pour la Saint-Michel devant son lit de justice. Feinte justice où
l’arrêt contre moi est déjà rendu. Philippe a mis tous ses chiens à mes
trousses : Sainte-Maure, son mauvais chancelier, Forget, son trésorier
voleur, Mathieu de Trye, son maréchal, et Miles de Noyers pour leur faire la
voie. Les mêmes qui se sont alliés contre vous, les mêmes qui ont pendu votre
ami Mâche des Mâche ! C’est la mâle reine, c’est la boiteuse qui a gagné,
c’est la Bourgogne qui l’emporte, et la vilenie. Ils ont jeté en geôle mes
notaires, mon aumônier, et tourmenté mes témoins pour les obliger à se renier.
Eh bien ! qu’ils me jugent ; je ne serai pas là. Ils m’ont volé
l’Artois, qu’ils me honnissent à loisir ! Ce royaume ne m’est plus rien,
et son roi est mon ennemi ; je m’en vais hors des frontières pour lui faire
tout le mal que je pourrai ! Demain je suis à Conches pour envoyer mes
chevaux, ma vaisselle, mes joyaux et mes armes vers Bordeaux, et les mettre sur
un vaisseau d’Angleterre ! Ils veulent saisir et mon corps et mes
biens ; ils ne me prendront pas !

— Est-ce en Angleterre que vous
allez, Monseigneur ? demanda Tolomei.

— Je demande d’abord refuge à
ma sœur, la comtesse de Namur.

— Votre épouse part-elle avec
vous ?

— Mon épouse me rejoindra plus
tard. Alors voilà, banquier : mon trésor de monnaie contre lettres de
change sur vos comptoirs de Hollande et d’Angleterre. Et gardez pour vous deux
livres sur vingt.

Tolomei déplaça un peu sa tête sur
l’oreiller, et entama avec son neveu et ses cousins une conversation en italien
dans laquelle Robert ne saisissait que des bribes. Il captait mots de
débito

rimborso

deposito
… En acceptant l’argent d’un seigneur français,
la compagnie des Tolomei ne contrevenait-elle pas à l’ordonnance ? Non,
puisqu’il ne s’agissait pas d’un règlement de dettes, mais d’un
deposito

Puis Tolomei tourna de nouveau vers
Robert d’Artois son visage de sel et ses lèvres bleuies.

— Nous aussi, Monseigneur, nous
partons ; ou plutôt eux partent… dit-il en désignant ses parents. Ils vont
emporter tout ce que nous avons ici. Nos Compagnies en ce moment sont divisées.
Les Bardi, les Peruzzi hésitent ; ils pensent que le pire est passé, et
qu’en courbant un peu l’échine… Ils sont comme les Juifs qui font toujours
confiance aux lois et croient qu’on les tiendra quittes lorsqu’ils auront payé
leur rouelle ; ils payent la rouelle et ensuite on les mène au
bûcher ! Alors, les Tolomei, eux, s’en vont. Ce départ causera quelque
surprise car nous emportons en Italie tout l’argent qui nous a été
confié ; le plus gros en est déjà acheminé. Puisqu’on refuse de nous payer
les dettes, eh bien, nous emportons les dépôts
[24]
 !

Une dernière expression de malice
glissa sur les traits effondrés du vieil homme.

— Je ne laisserai à la terre de
France que mes os qui sont petite richesse, ajouta-t-il.

— La France, en vérité, ne nous
a pas été bonne, dit Guccio Baglioni.

— Eh quoi ! elle t’a donné
un fils, ce n’est pas si mal !

— C’est vrai, dit Robert
d’Artois, vous avez un garçon. Il pousse bien ?

— Grand merci, Monseigneur,
répondit Guccio. Oui, il est bientôt plus haut que moi ; il a quinze ans.
Mais il montre peu de goût pour la banque.

— Il y viendra, il y viendra,
dit le vieillard… Alors, Monseigneur, nous acceptons. Confiez-nous votre trésor
de monnaie ; nous le ferons sortir et vous remettrons lettres de change
pour le montant, sans en rien retenir. La monnaie fraîche est toujours
serviable.

— Je t’en sais gré,
Tolomei ; mes coffres seront portés à la nuit.

— Quand l’argent commence à
fuir un royaume, le bonheur de ce royaume est mesuré. Vous aurez votre
revanche, Monseigneur ; je ne la verrai point, mais je vous le dis, vous
aurez votre revanche !

L’œil gauche, habituellement clos,
s’était ouvert ; Tolomei le regardait des deux yeux ; le regard de la
vérité, enfin. Et Robert d’Artois se sentit l’âme toute remuée, parce qu’un
vieux Lombard qui allait bientôt mourir l’observait intensément.

— Tolomei, j’ai vu des hommes
courageux, lutter jusqu’au bout en bataille ; tu es aussi courageux
qu’eux, à ta manière.

Un sourire triste passa sur les
lèvres du banquier.

— Ce n’est point du courage, Monseigneur,
au contraire. Si je ne faisais pas de banque, j’aurais si peur en ce
moment !

Sa main amaigrie se leva de la
couverture et fit signe à Robert d’approcher.

Robert se pencha, comme pour
recueillir une confidence.

— Monseigneur, dit Tolomei,
laissez-moi bénir mon dernier client.

Et il traça du pouce un signe de
croix sur les cheveux du géant, ainsi que les pères italiens ont coutume de le
faire au front de leurs fils, lorsqu’ils partent pour un long voyage.

 

X
LE LIT DE JUSTICE

Au centre d’une estrade à degrés, sur
un siège aux bras terminés par des têtes de lion, Philippe VI était assis,
couronne en tête et revêtu du manteau royal. Une grande broderie de soie, aux
armes de France, ondulait au-dessus de lui ; il se penchait de temps à
autre, tantôt à sa gauche vers son cousin le roi de Navarre, tantôt à sa droite
vers son parent le roi de Bohême, pour les prendre à témoin du regard, et leur
faire apprécier combien sa mansuétude avait été longue.

Le roi de Bohême secouait sa belle
barbe châtaine, d’un air à la fois confondu et indigné. Se pouvait-il qu’un
chevalier, un pair de France, comme l’était Robert d’Artois, un prince à la
fleur de lis, se fût conduit de telle façon, eût mis la main à d’aussi sordides
entreprises que celles en ce moment énumérées, se fût compromis avec des gens
d’aussi méchante espèce ?

Au rang des pairs laïques, on voyait
siéger pour la première fois l’héritier du trône, le prince Jean, anormalement
grand pour ses treize ans, enfant au regard sombre et lourd, au menton trop long,
et que son père venait de créer duc de Normandie.

À la suite du jeune prince se
trouvaient le comte d’Alençon, frère du roi, les ducs de Bourbon et de
Bretagne, le comte de Flandre, le comte d’Étampes. Il y avait deux tabourets
vides : celui du duc de Bourgogne, qui ne pouvait siéger étant partie dans
le procès, et celui du roi d’Angleterre, lequel ne s’était même pas fait
représenter.

Parmi les pairs ecclésiastiques on
reconnaissait Monseigneur Jean de Marigny, comte-évêque de Beauvais, et
Guillaume de Trye, duc-archevêque de Reims.

Pour donner plus de solennité à ce
lit de justice, le roi y avait convoqué les archevêques de Sens et d’Aix, les
évêques d’Arras, d’Autun, de Blois, de Forez, de Vendôme, le duc de Lorraine,
le comte Guillaume de Hainaut et son frère Jean, et tous les grands officiers
de la couronne : le connétable, les deux maréchaux, Miles de Noyers, les
sires de Châtillon, de Soyecourt, de Garencières qui étaient du Conseil étroit,
et bien d’autres encore, assis en retour de l’estrade, le long des murs de la
grand-salle du Louvre où se tenait l’audience.

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