Le Lis et le Lion (14 page)

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Authors: Druon,Maurice

Tags: #Historique

BOOK: Le Lis et le Lion
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Il n’en avait jamais dit aussi long
sur ses pensées profondes, et la comtesse de Beaumont, oubliant ses griefs du
moment précédent, voyait son mari lui apparaître sous un jour nouveau, non plus
seulement comme le colosse rusé dont les intrigues l’amusaient, le mauvais
sujet capable de toutes les coquineries, le trousseur de toutes les filles
qu’elles fussent nobles, bourgeoises ou servantes, mais comme un vrai grand
seigneur, raisonnant les lois de sa condition. Charles de Valois, lorsque
autrefois il courait après un royaume ou une couronne d’empereur, et cherchait
pour ses filles des alliances souveraines, justifiait ses actes par de
semblables soucis.

À ce moment un écuyer frappa à la
porte : la dame de Divion demandait à parler au comte, de toute urgence.

— Que me veut-elle encore,
celle-là ? Elle ne craint donc pas que je l’écrase ? Faites-la venir.

La Divion apparut, hagarde, porteuse
d’une très mauvaise nouvelle. Ses deux mesquines en Artois, Marie la Blanche et
Marie la Noire, celles qui l’avaient aidée à acheter plusieurs des sceaux de la
fausse lettre, se trouvaient en prison, appréhendée par les sergents de la
comtesse Mahaut.

 

V
MAHAUT ET BÉATRICE

— Que le diable vous fasse
sécher les entrailles à tous, mauvaises gens que vous êtes ! criait la
comtesse Mahaut. Comment ? je fais saisir ces deux femmes, par lesquelles
on pouvait tout savoir, et pas plus tôt elles sont prises, voici qu’on les
relâche ?

La comtesse Mahaut, en son château
de Conflans sur la Seine, près de Vincennes, venait d’apprendre, quelques
minutes plus tôt, que les deux servantes de la Divion, arrêtées sur son ordre
par le bailli d’Arras, avaient été libérées. Sa colère était grande et
« les mauvaises gens » auxquels ses malédictions s’adressaient
n’étaient représentés pour l’heure que par la seule Béatrice d’Hirson, sa
demoiselle de parage, sur laquelle elle déchargeait sa fureur. Le bailli
d’Arras était un oncle de Béatrice, un frère cadet de feu l’évêque Thierry.

— Ces mesquines, Madame… n’ont
été relâchées que sur un ordre du roi, présenté par deux sergents d’armes,
répondit calmement Béatrice.

— Allons donc ! Le roi se
moque bien de deux servantes qui tiennent cuisine dans un faubourg
d’Arras ! Elles ont été relâchées sur l’ordre de mon Robert qui a couru
chez le roi pour obtenir leur élargissement. A-t-on seulement pris le nom des
sergents ? S’est-on assuré qu’ils étaient bien des officiers royaux ?

— Ils se nomment Maciot
l’Allemant et Jean Le Servoisier, Madame… répondit Béatrice avec la même calme
lenteur.

— Deux sergents d’armes de
Robert ! Je connais ce Maciot l’Allemant ; il est de ceux que mon
gueux de neveu emploie à tous ses méchants coups. Et d’abord, comment Robert
a-t-il été averti que les servantes de la Divion avaient été prises ?
demanda Mahaut en jetant sur sa dame de parage un regard chargé de soupçon.

— Monseigneur Robert a gardé
beaucoup d’intelligences en Artois… vous ne l’ignorez pas, Madame.

— Je souhaite, dit Mahaut,
qu’il n’en ait pas trouvé parmi les gens qui me touchent de près… Mais c’est
déjà me trahir que de mal me servir, et je suis trahie de toutes parts.
Ah ! depuis la mort de Thierry, on dirait que vous n’avez plus de cœur
pour moi. Des ingrats ! Je vous ai tous couverts de mes bienfaits ;
depuis quinze ans je te traite comme ma propre fille…

Béatrice d’Hirson abaissa ses longs
cils noirs et regarda vaguement le dallage. Son visage ambré, lisse, aux lèvres
bien ourlées, ne trahissait aucun sentiment, ni humilité, ni révolte,
simplement une certaine fausseté par cet abaissement des cils
extraordinairement longs derrière lesquels s’abritait le regard.

— … Ton oncle Denis, dont
j’ai fait mon trésorier pour complaire à Thierry, me gruge et me dérobe !
Où sont les comptes des cerises de mon verger qu’il a vendues cet été sur le
marché de Paris ? Un jour viendra où j’exigerai contrôle de ses
registres ! Vous avez tout, terres, maisons, châteaux achetés avec les
profits que vous faites sur moi ! Ton oncle Pierre, un niais, que je nomme
bailli, pensant que d’être si sot au moins il me sera fidèle, le voilà qui
n’est plus même capable de tenir closes les portes de mes prisons ! On en
sort comme on veut, comme d’une auberge ou d’un bordeau !

— Mon oncle pouvait-il refuser,
Madame… devant le cachet du roi ?

— Et les quatre jours qu’elles
ont passés en geôle, qu’ont-elles dit ces servantes de mauvaise putain ?
Les a-t-on fait parler ? Ton oncle les a-t-il soumises à la
question ?

— Mais, Madame, dit Béatrice
toujours de la même voix lente, il ne le pouvait sans ordre de justice. Voyez
ce qui est advenu à votre bailli de Béthune…

D’un geste de sa grande main
tavelée, Mahaut balaya l’argument.

— Non, vous ne me servez plus
avec cœur, dit-elle, ou plutôt vous m’avez toujours mal servie !

Mahaut vieillissait. L’âge marquait
son corps de géante ; un rude duvet blanc croissait sur ses joues qui
s’empourpraient au moindre mécontentement ; la montée du sang lui
découpait alors comme une bavette rouge sur la gorge. Au cours de l’année
précédente elle avait connu plusieurs graves altérations de santé. Cette
période lui était funeste, de toutes les manières.

Depuis son parjure d’Amiens et la
constitution de la commission d’enquête, son caractère s’aigrissait, jusqu’à
devenir odieux. De plus, son esprit se fatiguait, elle mettait un peu
toutes choses sur le même plan. La grêle avait-elle gâté les roses qu’elle
faisait cultiver par milliers dans ses jardins, ou bien quelque accident
était-il survenu aux machines hydrauliques qui alimentaient les cascades
artificielles de son château d’Hesdin ? Sa colère s’abattait, comme
tempête, sur les jardiniers, sur les ingénieurs, sur les écuyers, sur Béatrice.

— Et ces peintures, faites il
n’y a pas dix ans ! criait-elle en montrant les fresques de la galerie de
Conflans… Quarante-huit livres parisis, je les ai payées à cet imagier que ton
oncle Denis avait fait venir de Bruxelles, et qui m’avait bien garanti qu’il
emploierait les couleurs les plus fines
[13]
 !
Pas même dix ans, et regarde donc ! L’argent des heaumes se ternit déjà et
le bas de l’image est tout écaillé. Est-ce là bon travail honnête, je te le
demande ?

Béatrice s’ennuyait. La suite de
Mahaut était nombreuse, mais composée seulement de gens âgés. Mahaut se tenait
à présent assez éloignée de la cour de France qui était toute soumise à l’influence
de Robert. Là-bas, à Paris, à Saint-Germain, autour du roi trouvé, c’étaient
sans cesse joutes, tournois et fêtes, pour l’anniversaire de la reine, pour le
départ du roi de Bohême, ou même sans raison, simplement pour se donner
plaisirs. Mahaut n’y allait guère ou ne faisait que de brèves apparitions quand
son rang de pair du royaume l’y obligeait. Elle n’était plus d’âge à danser
caroles ni d’humeur à regarder les autres se divertir, surtout dans une cour où
on la traitait si mal. Elle ne prenait même plus d’agrément à séjourner à
Paris, en son hôtel de la rue Mauconseil ; elle vivait retraite entre les
hauts murs de Conflans, ou bien à Hesdin qu’elle avait dû remettre en état
après les dévastations exercées par Robert en 1316.

Tyrannique depuis qu’elle n’avait
plus d’amant – le dernier avait été l’évêque Thierry d’Hirson qui se
partageait entre elle et la Divion, d’où la haine que Mahaut vouait à cette
femme – et redoutant d’être saisie de malaises nocturnes, elle obligeait
Béatrice à dormir au bout de sa chambre où stagnaient des odeurs accumulées de
vieillesse, de pharmacie et de mangeaille. Car Mahaut dévorait toujours autant,
à toute heure saisie des mêmes fringales monstrueuses ; les tentures, les
tapis sentaient le civet, la venaison, le brouet à l’ail. De fréquentes
indigestions l’obligeaient à appeler mires, physiciens, barbiers et
apothicaires ; les potions et bouillons d’herbes succédaient aux viandes
marinées. Ah ! où était le bon temps où Béatrice aidait Mahaut à
empoisonner les rois !

Béatrice elle-même commençait à
ressentir le poids des années. Sa jeunesse s’achevait. Trente-trois ans, c’est
l’âge où toutes les femmes, même les plus perverses, contemplent les deux
versants de leur vie, songent avec nostalgie aux saisons écoulées, et avec
inquiétude aux saisons à venir. Béatrice était toujours belle et s’en assurait
dans les yeux des hommes, ses miroirs préférés. Mais elle savait aussi qu’elle
ne possédait plus absolument ce teint de fruit doré qui avait fait l’attrait de
ses vingt ans ; l’œil très sombre, et qui ne laissait presque pas paraître
de blanc entre les cils, était moins brillant au réveil ; la hanche
s’alourdissait un peu. C’était maintenant que les jours ne se devaient point
perdre.

Mais comment, avec cette Mahaut qui
l’obligeait à coucher dans sa chambre, comment s’échapper pour rejoindre un
amant de rencontre ou pour aller, à minuit, en quelque maison secrète, assister
à une messe vaine et trouver, dans les pratiques du sabbat, les épices du
plaisir ?

— Où es-tu à rêver ? lui
cria brusquement la comtesse.

— Je ne suis pas à rêver,
Madame… répondit-elle en ramenant sur Mahaut son regard coulant ; je songe
seulement que vous pourriez avoir meilleure fille que moi pour vous servir… Je
pense à me marier.

C’était là savante méchanceté dont
l’effet se manifesta sans retard.

— Beau parti que tu
feras ! s’écria Mahaut. Ah ! il sera bien pourvu, celui qui te
prendra pour femme et qui pourra rechercher ton pucelage dans le lit de tous
mes écuyers, avant que d’aller aussi y gagner ses cornes !

— À l’âge que j’ai, Madame, et
où vous m’avez tenue fille pour vous servir… pucelage est plutôt malheur que
vertu. C’est de toute façon chose plus commune que les maisons et les biens que
j’apporterai à un mari.

— Si tu les gardes, ma
fille ! Si tu les gardes ! Car ils ont été tondus sur mon dos !

Béatrice sourit, et son regard noir
à nouveau se voila.

— Oh… Madame, dit-elle avec une
extrême douceur, vous n’iriez point retirer vos bienfaits à qui vous a servie
en choses si secrètes… et que nous avons accomplies ensemble ?

Mahaut la regarda avec haine.

Béatrice savait lui rappeler les
cadavres royaux qui dormaient entre elles, les dragées du Hutin, le poison sur
les lèvres du petit Jean I
er
… et elle savait aussi comment la
scène finirait, par une montée de sang au visage de la comtesse, par la bavette
rouge marquée sur son cou bovin.

— Tu ne te marieras pas !
Tiens, tiens, vois le mal que tu me fais, à me tenir tête, et sois contente,
dit Mahaut en se laissant choir sur un siège. Le sang me monte aux oreilles qui
sont toutes sonnantes ; il va falloir encore me faire saigner.

— Ne serait-ce, Madame, de
manger trop qui vous oblige à vous faire tirer tant de sang ?

— Je mangerai ce qui me plaît,
hurla Mahaut, et quand il me plaît ! Je n’ai pas besoin d’une ignorante
comme toi pour décider ce qui m’est bon. Va me chercher du fromage
anglais ! Et du vin ! Et ne tarde pas !

Il ne restait plus de fromage
anglais aux resserres ; le dernier arrivage était épuisé.

— Qui l’a mangé ? On me
vole ! Alors qu’on m’apporte un pâté en croûte !

« Eh oui ! c’est cela.
Bourre-toi, et crève ! » pensait Béatrice en déposant le plateau.

Mahaut saisit une large tranche, à
pleine main, et y mordit. Mais le craquement qu’elle entendit, et qui lui
résonna dans le crâne, n’était pas seulement celui de la croûte ; elle
venait de se casser une dent, une de plus.

Ses yeux, gris et injectés,
s’élargirent un peu. Elle demeura immobile quelques instants, la tranche de
pâté d’une main, un verre de vin dans l’autre, et la bouche ouverte avec une
incisive, rompue au collet, qui s’était mise horizontale, contre la lèvre. Elle
posa le verre, détacha sans peine la partie brisée de la dent. Elle mesurait de
la langue la place vide sous la gencive, et tâtait la surface râpeuse,
blessante de la racine. En même temps, elle contemplait entre ses gros doigts
le petit morceau d’ivoire jauni, noir à la brisure, ce fragment d’elle-même qui
l’abandonnait.

Mahaut releva les yeux parce que
Béatrice, devant elle, était en train de pouffer. Les bras croisés sur la
taille, les épaules agitées, la demoiselle de parage ne pouvait plus contenir
son fou rire. Avant qu’elle ait eu le temps de reculer, Mahaut fut sur elle et
la gifla à la volée, par deux fois. Le rire de Béatrice s’arrêta net ;
derrière les longs cils, les prunelles noires étincelèrent d’un éclat méchant,
puis s’éteignirent aussitôt.

Ce soir-là, quand Béatrice aida la
comtesse à se dévêtir, il semblait que la paix fût rétablie entre elles.
Mahaut, revenue à son obsession, expliquait à Béatrice :

— Comprends-tu pourquoi je
tenais tant à ce qu’on questionnât ces deux femmes ? Je suis certaine que
la Divion aide Robert à fabriquer de fausses pièces, et je voudrais qu’on le
prît la main dans le sac.

Elle suçait machinalement son chicot
que le barbier avait limé.

Béatrice, depuis la double gifle,
mûrissait un projet.

— Puis-je, Madame… vous
proposer un conseil ? Accepteriez-vous de l’ouïr ?

— Mais oui, ma fille, parle,
parle. Je suis vive, j’ai la main leste ; mais j’ai confiance en toi, tu
le sais bien.

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