Le Lis et le Lion (18 page)

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Authors: Druon,Maurice

Tags: #Historique

BOOK: Le Lis et le Lion
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— Je ne veux point juger de ce
qui s’est accompli sous les précédents règnes, dit Philippe comme s’il jetait
un voile d’indulgence sur les agissements anciens de Mahaut. C’est sur l’état
présent que je veux statuer. Mes commissaires ont achevé leur besogne ;
les témoignages, ma cousine, ne vous sont guère favorables, je ne vous le peux
celer. Robert va produire ses pièces…

— Témoignages payés et travaux
de faussaires… grommela Mahaut.

Le repas eut lieu dans la grande
salle, celle-là même où autrefois Philippe le Bel avait jugé ses trois brus.
« Tout le monde doit y penser », se disait la reine Jeanne la
Veuve ; et elle en avait l’appétit coupé. Or, à l’exception de sa mère et
d’elle-même, personne ne songeait plus à cet événement lointain dont presque
tous les témoins déjà avaient disparu. Tout à l’heure, peut-être, à l’issue du
dîner, un vieil écuyer dirait à un autre :

— Vous rappelez-vous, messire,
nous étions là, quand Madame Jeanne monta dans le chariot… et voilà qu’elle
revient en reine douairière…

Et le souvenir s’effacerait aussitôt
qu’évoqué.

C’est une erreur commune à tous les
humains que de croire que leur prochain accorde à leur personne autant
d’importance qu’ils lui en attachent eux-mêmes ; les autres, sauf s’ils
ont un intérêt particulier à s’en souvenir, oublient vite ce qui nous est
arrivé ; et si même ils n’ont pas oublié, leur souvenir ne revêt pas la
gravité que nous imaginons.

En un autre lieu peut-être Mahaut se
fût montrée plus accessible aux propositions de Philippe VI. Monarque qui
se voulait arbitre, il cherchait l’accommodement. Mais Mahaut, parce qu’elle
était à Maubuisson, et que toutes ses haines s’en trouvaient ravivées, ne se
sentait pas en humeur de céder. Elle ferait condamner Robert comme faussaire,
elle prouverait qu’il était parjure, c’était là son unique pensée.

Obligée de mesurer ses paroles, elle
mangeait énormément, par compensation, engloutissant tout ce qu’on lui
présentait au plat, et vidant son hanap aussitôt que rempli. La colère autant
que le vin lui empourprait le visage. Le roi n’était-il pas en train de lui
conseiller, tout bonnement, d’abandonner son comté à Robert, celui-ci
s’engageant à verser à sa tante quarante mille livres l’an ?

— Je me fais fort, disait
Philippe, d’obtenir là-dessus l’agrément de votre neveu.

Mahaut pensa : « Si Robert
en est à me faire proposer cela par son beau-frère, c’est donc bien qu’il n’est
pas très assuré de ses titres et qu’il préfère payer une rente de quarante
mille livres l’année plutôt que de montrer ses fausses pièces ! »

— Je refuse, Sire mon cousin,
dit-elle, de me dépouiller ainsi ; et comme l’Artois m’appartient, votre
justice me le conservera.

Philippe VI la regarda
par-dessus son grand nez. Cette obstination à refuser était peut-être dictée à
Mahaut par un souci d’orgueil, ou bien par la crainte, en cédant, d’accréditer
les accusations… Philippe suggéra une autre solution : Mahaut gardait son
comté, ses titres et droits, sa couronne de pair, pour toute sa vie durant, et
elle instituait par-devant le roi, en un acte ratifié par les pairs, son neveu
Robert comme héritier de l’Artois. Honnêtement, elle n’avait aucune raison de
s’opposer à cet arrangement ; son seul fils lui avait été tôt repris par
Dieu ; sa fille ici présente était pourvue d’un douaire royal, et ses
petites-filles mariées l’une à la Bourgogne, l’autre à la Flandre, la troisième
au Viennois. Mahaut pouvait-elle souhaiter mieux ? Quant à l’Artois, il
reviendrait un jour à son destinataire naturel.

— Car si votre frère, le comte
Philippe, n’était pas mort avant votre père, pouvez-vous nier, ma cousine, que
votre neveu, aujourd’hui, serait le tenant de la comté ? Ainsi pour tous
deux l’honneur est sauf, et je donne au différend qui vous oppose un juste règlement.

Mahaut serra les mâchoires et agita
la tête en signe de dénégation.

Alors Philippe VI montra
quelque irritation et fit hâter le service. Puisque Mahaut en usait ainsi,
puisqu’elle lui faisait l’offense de repousser son arbitrage, elle irait au
procès… À son gré !

— Je ne vous retiens point à
loger, ma cousine, lui dit-il aussitôt les mains lavées ; je ne pense pas
que le séjour en ma cour vous soit plaisant.

C’était la disgrâce, et clairement
signifiée.

Avant de reprendre la route, Mahaut
alla verser quelques larmes sur la tombe de sa fille Blanche, dans la chapelle
de l’abbaye. Elle-même, en ses volontés, avait décidé de se faire enterrer là
[15]
.

— Ah ! Maubuisson,
dit-elle, n’est pas une place qui nous aura porté chance. L’endroit ne vaut que
pour y dormir morte.

Tout le long du trajet de retour,
elle ne cessa d’exhaler sa colère.

— L’avez-vous entendu, ce grand
niais que le mauvais sort nous a baillé pour roi ? Me défaire de l’Artois,
tout aisément, à seule fin de lui complaire ! Instituer pour mon héritier
ce gros puant de Robert ! Mais la main me sécherait au bout du bras plutôt
que de sceller cela ! Faut-il qu’il y ait entre eux long marché de
coquinerie et qu’ils se doivent beaucoup l’un à l’autre… Et dire que sans moi,
si je n’avais pas si bien déblayé autrefois les avenues du trône…

— Ma mère… murmura doucement
Jeanne la Veuve.

Si elle avait osé exprimer sa
pensée, si elle n’avait pas craint d’essuyer une terrible rebuffade, Jeanne eût
conseillé à sa mère d’accepter les propositions du roi. Mais cela n’eût servi à
rien.

— Jamais, répétait Mahaut,
jamais ils n’obtiendront cela de moi.

Elle venait, sans le savoir, de
signer son arrêt de mort, et l’exécuteur était devant elle, dans la litière,
qui la regardait à travers des cils noirs.

— Béatrice, dit soudain Mahaut,
aide-moi un peu à me délacer ; j’ai le ventre qui enfle.

La rage lui avait dérangé la
digestion. Il fallut arrêter la litière pour que Madame Mahaut allât se
soulager les entrailles dans le premier champ.

— Ce soir, Madame, dit
Béatrice, je vous donnerai de la pâte de coings.

En arrivant à Paris dans la nuit, à
l’hôtel de la rue Mauconseil, Mahaut se sentait le cœur encore un peu brouillé,
mais elle allait mieux. Elle fit un repas maigre et se coucha.

 

IX
LE SALAIRE DES CRIMES

Béatrice attendit que tous les
serviteurs fussent endormis. Elle s’approcha du lit de Mahaut, souleva le
rideau de tapisserie qu’on fermait pour la nuit. La veilleuse pendue au ciel de
lit dispensait une faible lueur bleutée. Béatrice était en chemise et tenait
une cuiller à la main.

« Madame, vous avez oublié de
prendre votre pâte de coings… »

Mahaut, somnolente, et dont les sens
luttaient entre la fureur et la fatigue, dit simplement :

— Ah oui… tu es une bonne fille
d’y avoir pensé.

Et elle avala le contenu de la cuiller.

Deux heures avant l’aurore, elle
réveilla son monde à grands appels et fracas de sonnette. On la trouva
vomissant au-dessus d’un bassin que Béatrice lui tendait.

Thomas le Miesier et Guillaume du
Venat, ses physiciens, aussitôt appelés, se firent conter par le menu la
journée de la veille et donner le détail de ce que la comtesse avait
mangé ; ils conclurent sans peine à une forte indigestion accompagnée d’un
flux de sang causé par le mécontentement.

On envoya chercher le barbier Thomas
qui, pour les quinze sols habituels, saigna la comtesse, et la dame Mesgnière,
l’herbière du Petit Pont, fournit un clystère aux herbes
[16]
.

Béatrice prit prétexte d’aller
chercher un électuaire chez maître Palin, l’épicier, pour s’échapper dans la
soirée et rejoindre Robert à trois porches de chez Mahaut, dans la maison
Bonnefille.

— C’est chose faite, lui
dit-elle.

— Elle est morte ? s’écria
Robert.

— Oh ! non… elle va
souffrir longuement ! dit Béatrice avec un noir éclat dans le regard. Mais
il faudra être prudents, Monseigneur, et nous voir moins souvent ces temps-ci.

Mahaut mit un mois à mourir.

Béatrice, soir après soir, pincée
après pincée, la poussait vers la tombe, et ceci d’autant plus impunément que
Mahaut n’avait confiance qu’en elle et ne prenait les remèdes que de sa main.

Après les vomissements qui durèrent
trois jours, elle fut atteinte d’un catarrhe de la gorge et des bronches ;
elle n’avalait qu’avec une extrême douleur. Les physiciens déclarèrent qu’elle
avait été saisie de froid pendant son indigestion. Puis, quand le pouls
commença de faiblir, on pensa l’avoir trop saignée ; ensuite sa peau sur
tout le corps se couvrit de boutons et de pustules.

Prévenante, attentive, toujours
présente, et montrant cette humeur égale et souriante si précieuse aux malades,
Béatrice se délectait à contempler les écœurants progrès de son œuvre. Elle
n’allait presque plus retrouver Robert ; mais le souci de chercher chaque
jour dans quel aliment ou quel remède elle glisserait le poison lui procurait
un suffisant plaisir.

Lorsque Mahaut vit ses cheveux
tomber, par touffes grises comme du foin mort, alors elle se sut perdue.

— On m’a enherbée, dit-elle
tout angoissée à sa demoiselle de parage.

— Oh ! Madame, Madame, ne
prononcez point ces mots. C’est chez le roi que vous avez fait votre dernier
dîner, avant d’être malade.

— Eh ! c’est bien à cela
que je pense, dit Mahaut.

Elle demeurait coléreuse, emportée,
houspillant ses physiciens qu’elle accusait d’être des ânes. Elle ne donnait
pas signe de se rapprocher de la religion, et accordait plus de souci aux
affaires de son comté qu’à celles de son âme. Elle dicta une lettre à sa
fille : « Si je venais à trépasser, je vous commande aussitôt de vous
rendre auprès du roi et d’exiger de lui rendre l’hommage pour l’Artois avant que
Robert ait rien pu tenter… »

Les maux qu’elle endurait ne lui
faisaient nullement penser aux souffrances qu’elle avait naguère infligées à
autrui ; elle restait jusqu’à la fin une âme égoïste et dure, où même
l’approche de la mort ne faisait apparaître aucune ressource de repentir ni
d’humaine compassion.

Il lui sembla toutefois nécessaire
de se confesser d’avoir tué deux rois, ce qu’elle n’avait jamais avoué à ses
confesseurs ordinaires. Elle choisit pour cela de faire appeler un Franciscain
obscur. Quand le moine sortit, tout pâle, de la chambre, il fut pris en charge
par deux sergents qui avaient ordre de le conduire au château d’Hesdin. Les
instructions de Mahaut furent mal comprises ; elle avait dit que le moine
devait être gardé à Hesdin jusqu’à son trépas ; le gouverneur du château
crut qu’il s’agissait du trépas du moine et on le jeta dans une oubliette. Ce
fut le dernier crime, involontaire celui-là, de la comtesse Mahaut.

Enfin la malade fut saisie d’atroces
crampes qui se manifestèrent d’abord aux orteils, puis dans les mollets ;
puis ce furent les avant-bras qui se durcirent. La mort montait.

Le 27 novembre, des chevaucheurs
partirent, vers le couvent de Poissy où résidait alors la reine Jeanne la
Veuve, vers Bruges, pour prévenir le comte de Flandre, et trois à la suite,
dans le cours de la journée, pour Saint-Germain où séjournait le roi en
compagnie de Robert d’Artois. Chacun des chevaucheurs dirigés vers
Saint-Germain semblait à Béatrice le porteur d’un message d’amour adressé à
Robert : la comtesse Mahaut avait reçu les sacrements, la comtesse ne
pouvait plus parler, la comtesse était au bord de trépasser…

Profitant d’un moment où elle se
trouvait seule auprès de l’agonisante, Béatrice se pencha vers la tête chauve,
vers la face pustuleuse qui ne paraissait plus vivre que par les yeux, et
prononça doucement :

— Vous avez été empoisonnée,
Madame… par moi… et pour l’amour que j’ai de Monseigneur Robert.

La mourante eut un regard
d’incrédulité d’abord, puis de haine ; en cet être d’où l’existence
fuyait, le dernier sentiment fut le désir de tuer. Oh ! non, elle n’avait
à regretter aucun de ses actes ; elle avait eu bien raison d’être méchante
puisque le monde n’est peuplé que de méchants ! La pensée qu’elle recevait
là, à l’ultime minute, le salaire de ses crimes, ne l’effleura même pas.
C’était une âme sans rachat.

Quand sa fille arriva de Poissy,
Mahaut lui désigna Béatrice d’un doigt raide et froid qui ne pouvait presque
plus bouger ; sa lèvre se contracta ; mais sa voix ne put sortir, et
elle rendit la vie dans cet effort.

Aux obsèques qui eurent lieu le 30
novembre, à Maubuisson, Robert eut un maintien pensif et sombre qui surprit. Sa
manière eût été davantage d’afficher un air de triomphe. Pourtant son attitude
n’était pas feinte. À perdre un ennemi contre lequel on s’est battu vingt ans,
on éprouve une sorte de dépouillement. La haine est un lien très fort qui
laisse, en se rompant, quelque mélancolie.

Obéissant aux dernières volontés de
sa mère, la reine Jeanne la Veuve, dès le lendemain, demandait à Philippe VI
que le gouvernement de l’Artois lui fût remis. Avant de répondre,
Philippe VI tint à s’en expliquer très franchement avec Robert :

— Je ne puis faire autrement
que de déférer à la requête de ta cousine Jeanne, puisque d’après les traités
et jugements elle est l’héritière légitime. Mais c’est un consentement de pure
forme que je vais donner, et provisoire, jusqu’à ce que nous parvenions à un
règlement ou bien que le procès ait lieu… Je t’engage à m’adresser au plus tôt
ta propre requête.

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