Le Lis et le Lion (35 page)

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Authors: Druon,Maurice

Tags: #Historique

BOOK: Le Lis et le Lion
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Soit ! Puisque le pape le lui
imposait, Philippe allait régler ses différends. Et avec l’Angleterre d’abord…
en remettant le jeune Édouard dans ses obligations de vassal, et en lui
enjoignant de livrer sans tarder ce félon de Robert d’Artois auquel il donnait
asile. Les fausses grandes âmes, lorsqu’elles sont blessées, se cherchent ainsi
de misérables revanches.

Quand l’ordre d’extradition,
transmis par le sénéchal de Guyenne, était parvenu à Londres, Robert avait déjà
pris pied solidement à la cour d’Angleterre. Sa force, ses manières, sa faconde
lui avaient attiré de nombreuses amitiés ; le vieux Tors-Col chantait ses
louanges. Le jeune roi avait grand besoin d’un homme d’expérience qui connût
bien les affaires de France. Or, qui donc en était mieux instruit que le comte
d’Artois ? Parce qu’il pouvait être utile, ses malheurs inspiraient la
compassion.

— Sire, mon cousin, avait-il
dit à Édouard III, si vous jugez que ma présence en votre royaume vous
doive créer ou péril ou nuisance, livrez-moi à la haine de Philippe, le roi mal
trouvé. Je n’aurai point à me plaindre de vous, qui m’avez fait si grande
hospitalité ; je n’aurai à blâmer que moi-même pour ce que j’ai, contre le
bon droit, donné le trône à ce méchant Philippe au lieu de le faire octroyer à
vous-même que je ne connaissais pas assez.

Et cela était prononcé la main
largement étalée sur le cœur, et le buste ployé.

Édouard III avait répondu
calmement :

— Mon cousin, vous êtes mon
hôte, et vous m’êtes fort précieux par vos conseils. En vous livrant au roi de
France je serais l’ennemi de mon honneur autant que de mon intérêt. Et puis,
vous êtes accueilli au royaume d’Angleterre et non pas en duché de Guyenne…
Suzeraineté de France ici ne vaut pas.

La demande de Philippe VI fut
laissée sans réponse.

Et jour après jour, Robert put
poursuivre son œuvre de persuasion. Il versait le poison de la tentation dans
l’oreille d’Édouard ou celle de ses conseillers. Il entrait en disant :

— Je salue le vrai roi de
France…

Il ne manquait pas une occasion de
démontrer que la loi salique n’avait été qu’une invention de circonstance et
que les droits d’Édouard à la couronne de Hugues Capet étaient les mieux
fondés.

À la seconde sommation qui lui fut
faite de livrer Robert, Édouard III ne répondit autrement qu’en accordant
à l’exilé la jouissance de trois châteaux et douze cents marcs de pension
[28]
.

C’était le temps d’ailleurs où
Édouard témoignait sa gratitude à tous ceux qui l’avaient bien servi, où il
nommait son ami William Montaigu comte de Salisbury, et distribuait titres et
rentes aux jeunes Lords qui l’avaient aidé dans l’affaire de Nottingham.

Une troisième fois, Philippe VI
envoya son grand maître des arbalétriers signifier au sénéchal de Guyenne, pour
le roi d’Angleterre, qu’on eût à rendre Robert d’Artois, ennemi mortel du
royaume de France, faute de quoi, à quinzaine échue, le duché serait séquestré.

— J’attendais bien cela !
s’écria Robert. Ce grand niais de Philippe n’a d’autre idée que de répéter ce
que j’inventai naguère, cher Sire Édouard, contre votre père ; donner un
ordre qui offense le droit, puis séquestrer pour défaut d’exécution de cet
ordre, et, par le séquestre imposer ou l’humiliation ou la guerre. Seulement,
aujourd’hui, l’Angleterre a un roi qui véritablement règne, et la France n’a
plus Robert d’Artois.

Il n’ajoutait pas : « Et
naguère il y avait en France un exilé qui jouait tout juste le rôle que je joue
ici, et c’était Mortimer ! »

Robert avait réussi au-delà de ses
espérances ; il devenait la cause même du conflit qu’il rêvait de voir
éclater ; sa personne revêtait une importance capitale ; et pour
aborder ce conflit, il proposait sa doctrine : faire revendiquer par le
roi d’Angleterre la couronne de France.

Voilà pourquoi ce jour de septembre
1337, sur les degrés de Westminster Hall, Robert d’Artois, manches déployées et
pareil à un oiseau d’orage, devant les nervures du grand vitrail, s’adressait
sur la demande du roi au Parlement britannique. Entraîné par trente ans de
procédure, il parlait sans documents ni notes.

Ceux des délégués qui n’entendaient
pas parfaitement le français prenaient de leurs voisins la traduction de
certains passages.

À mesure que le comte d’Artois
développait son discours, les silences se faisaient plus denses dans
l’assemblée, ou bien les murmures plus intenses, quand quelque révélation
frappait les esprits. Que de choses surprenantes ! Deux peuples vivent,
séparés seulement par un étroit bras de mer ; les princes des deux cours
se marient entre eux ; les barons d’ici ont des terres là-bas ; les
marchands circulent d’une nation à l’autre… et l’on ne sait rien, au fond, de
ce qui se passe chez le voisin !

Ainsi la règle : « France
ne peut à femme être remise ni par femme transmise » n’était nullement
tirée des anciennes coutumes ; c’était juste trouvaille d’humeur lancée
par un vieux rabâcheur de connétable, lors de la succession, vingt ans plus
tôt, d’un roi assassiné. Oui, Louis Dixième, le Hutin, avait été assassiné.
Robert d’Artois le proclamait et nommait sa meurtrière.

— Je la connaissais bien, elle
était ma tante, et m’a volé mon héritage !

L’histoire des crimes commis par les
princes français, le récit des scandales de la cour capétienne, Robert s’en
servait pour épicer son discours, et les députés au Parlement d’Angleterre en
frémissaient d’indignation et d’effroi, comme s’ils tenaient pour rien les
horreurs accomplies sur leur propre sol et par leurs propres princes.

Et Robert poursuivait sa
démonstration, défendant les thèses exactement inverses à celles qu’il avait
soutenues naguère en faveur de Philippe de Valois, et avec une égale
conviction.

Donc, à la mort du roi
Charles IV, dernier fils de Philippe le Bel, et si même on avait voulu
tenir compte de la répugnance des barons français à voir femme régner, la
couronne de France devait, en toute équité, revenir, à travers la reine
Isabelle, au seul mâle de la lignée directe…

L’immense manteau rouge pivota
devant les yeux des Anglais tout saisis ; Robert s’était tourné vers le
roi. D’un coup il se laissa tomber, le genou sur la pierre.

— … revenir à vous, noble
Sire Édouard, roi d’Angleterre, en qui je reconnais et salue le véritable roi
de France !

On n’avait pas ressenti émotion plus
intense depuis le mariage d’York. On annonçait aux Anglais que leur souverain
pouvait prétendre à un royaume plus grand du double, plus riche du
triple ! C’était comme si la fortune de chacun, la dignité de chacun s’en
trouvaient augmentées d’autant.

Mais Robert savait qu’il ne faut pas
laisser s’épuiser l’enthousiasme des foules. Déjà il se relevait et rappelait
qu’au moment de la succession de Charles IV, le roi Édouard avait envoyé,
pour faire valoir ses droits, de hauts et respectés évêques, dont Monseigneur
Adam Orleton qui aurait pu en témoigner de vive voix, s’il n’eût été
présentement en Avignon, à ce même propos et pour obtenir l’appui du pape.

Et son propre rôle, à lui Robert,
dans la désignation de Philippe de Valois, devait-il le passer sous
silence ? Rien n’avait mieux servi le géant, tout au long de sa vie, que
la fausse franchise. Ce jour-là il en usa encore.

Qui donc avait refusé d’entendre les
docteurs anglais ? Qui avait repoussé leurs prétentions ? Qui les
avait empêchés de faire valoir leurs raisons devant les barons de France ?
Robert, de ses deux énormes poings, se frappa la poitrine :

— Moi, mes nobles Lords et
squires, moi qui suis devant vous, qui, croyant agir pour le bien, et la paix,
ai choisi l’injuste plutôt que le juste, et qui n’ai pas assez expié cette
faute par tous les malheurs qui me sont advenus.

Sa voix, répercutée par les
charpentes, roulait jusqu’au bout du Hall.

Pouvait-il apporter à sa thèse un
argument plus probant ? Il s’accusait d’avoir fait élire Philippe VI
contre le bon droit ; il plaidait coupable, mais présentait sa défense.
Philippe de Valois, avant d’être roi, lui avait promis que toutes choses
seraient remises en ordre équitable, qu’une paix définitive serait établie
laissant au roi d’Angleterre la jouissance de toute la Guyenne, qu’en Flandre
des libertés seraient consenties qui rendraient prospérité au commerce, et qu’à
lui-même l’Artois serait restitué. Donc c’était dans un but de conciliation et
pour le bonheur général que Robert avait agi de la sorte. Mais il était bien
prouvé que l’on ne doit se fonder que sur le droit, et non sur les fallacieuses
promesses des hommes, puisqu’au jour présent l’héritier d’Artois était un
proscrit, la Flandre affamée, et la Guyenne menacée de séquestre !

Alors, si l’on devait aller à la
guerre, que ce ne soit plus pour vaines querelles d’hommage lige ou non lige,
de seigneuries réservées ou de définition des termes de vassalité ; que ce
soit pour le vrai, le grand, l’unique motif : la possession de la couronne
de France. Et du jour où le roi d’Angleterre l’aurait ceinte, alors il n’y
aurait plus, ni en Guyenne ni en Flandre, de motif à la discorde. Les alliés ne
manqueraient pas en Europe, princes et peuples tous ensemble.

Et si pour ce faire, pour servir
cette grande aventure qui allait changer le sort des nations, le noble Sire
Édouard avait besoin de sang, Robert d’Artois, tendant les bras hors de ses
manches de velours, au roi, aux Lords, aux Communes, à l’Angleterre, offrait le
sien.

 

III
LE DÉFI DE LA TOUR DE NESLE

Lorsque l’évêque Henry de Burghersh,
trésorier d’Angleterre, escorté de William Montaigu, nouveau comte de
Salisbury, de William Bohun, nouveau comte de Northampton, de Robert Hufford, nouveau
comte de Suffolk, présenta le jour de la Toussaint, à Paris, les lettres de
défi qu’Édouard III Plantagenet adressait à Philippe VI de Valois,
celui-ci, pareil au roi de Jéricho devant Josué, commença par rire.

Avait-il bien entendu ? Le
petit cousin Édouard le sommait de lui remettre la couronne de France ?
Philippe regarda le roi de Navarre et le duc de Bourbon, ses parents. Il
sortait de table en leur compagnie ; il était de belle humeur ; ses
joues claires, son grand nez se teintèrent de rose et il se remit à pouffer.

Que cet évêque, noblement appuyé sur
sa crosse, que ces trois seigneurs anglais, raides dans leurs cottes d’armes,
fussent venus lui faire une annonce plus mesurée, le refus de leur maître, par
exemple, de livrer Robert d’Artois, ou bien une protestation contre le décret
de saisie de la Guyenne, Philippe sans doute se fût fâché. Mais sa couronne,
son royaume tout entier ? Cette ambassade, en vérité, était bouffonne.

Mais oui, il entendait bien :
la loi salique n’existait pas, son couronnement était irrégulier…

— Et que les pairs m’aient fait
roi de leur volonté, que l’archevêque de Reims, voici neuf ans, m’ait sacré,
cela non plus, messire évêque, n’existe pas ?

— Beaucoup de pairs et barons
qui vous ont élu sont morts depuis, répondit Burghersh, et d’autres se
demandent si ce qu’ils ont fait alors a été approuvé par Dieu !

Philippe, toujours secoué de rire,
renversa la tête en arrière, découvrant les profondeurs de sa gorge.

Et quand le roi Édouard était venu
lui rendre l’hommage à Amiens, ne l’avait-il pas reconnu pour roi ?

— Notre roi, alors, était
mineur. L’hommage qu’il vous fit, et qui eût dû, pour avoir valeur, être
consenti par le Conseil de régence, n’avait été décidé que sur l’ordre du
traître Mortimer, lequel depuis a été pendu.

Ah bah ! il ne manquait pas
d’aplomb, l’évêque, qui avait été fait chancelier par Mortimer, lui avait servi
de premier conseiller, avait accompagné Édouard à Amiens et lu, lui-même, dans
la cathédrale, la formule de l’hommage !

Que disait-il à présent de la même
voix ? Que c’était à Philippe, en tant que comte de Valois, de rendre
l’hommage à Édouard ! Car le roi d’Angleterre reconnaissait volontiers à
son cousin de France le Valois, l’Anjou, le Maine, et même la pairie… Vraiment
c’était trop de magnanimité !

Mais où se trouvait-on, Dieu du
ciel, pour entendre pareilles énormités ?

On était à l’hôtel de Nesle, parce
qu’entre deux séjours à Saint-Germain et à Vincennes le roi passait la journée
en cette demeure donnée à son épouse. Car, tout ainsi que de moindres seigneurs
disaient : « On se tiendra en la grand-salle », ou « dans
la petite chambre aux perroquets », ou encore « on soupera dans la
chambre verte », le roi décidait : « Ce jour, je dînerai au
Palais de la Cité », ou bien « au Louvre », ou bien « chez
mon fils le duc de Normandie, dans l’hôtel qui fut à Robert d’Artois ».

Ainsi les vieux murs de l’hôtel de
Nesle, et la tour plus vieille encore qu’on apercevait par les fenêtres,
étaient témoins de cette farce. Il semble que certains lieux soient désignés
pour qu’y passe le drame des peuples sous un déguisement de comédie. En cette
demeure où Marguerite de Bourgogne s’était si bien divertie à tromper le Hutin
dans les bras du chevalier d’Aunay, sans pouvoir imaginer que cette joyeuseté
changerait le cours de la monarchie française, le roi d’Angleterre faisait
présenter son défi au roi de France, et le roi de France riait
[29]
 !

Il riait si fort qu’il en était
presque attendri ; car il reconnaissait, en cette folle ambassade,
l’inspiration de Robert. Cette démarche ne pouvait être inventée que par lui.
Décidément, le gaillard était fou. Il avait trouvé un autre roi, plus jeune,
plus naïf, pour se prêter à ses gigantesques sottises. Mais où
s’arrêterait-il ? Le défi de royaume à royaume ! Le remplacement d’un
roi par un autre… Passé un certain degré d’aberration, on ne peut plus tenir
rigueur aux gens des outrances qui sont en leur nature.

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