À même le sol, les jambes repliées
sur des carreaux d’étoffe, étaient entassés les maîtres des requêtes et
conseillers au Parlement, les clercs de justice et ecclésiastiques de petit
rang.
Debout en face du roi, à six pas, le
procureur général, Simon de Bucy, entouré des commissaires d’enquête, lisait
depuis deux heures les feuillets de son réquisitoire, le plus long qu’il ait eu
à prononcer en toute sa carrière. Il avait dû reprendre tout l’historique de
l’affaire d’Artois dont l’origine remontait à la fin de l’autre siècle,
rappeler le premier procès de 1309, l’arrêt rendu par Philippe le Bel, la
rébellion armée de Robert contre Philippe le Long en 1316, le second jugement
de 1318, pour parvenir à la procédure présente, au faux serment d’Amiens, à
l’enquête, à la contre-enquête, aux innombrables dépositions recueillies, aux
subornations de témoins, à la fabrication des faux, aux arrestations de
complices.
Tous ces faits mis en lumière l’un
après l’autre, expliqués et commentés dans leur enchaînement, leur engrenage
compliqué, constituaient non seulement l’un des plus grands procès de droit
privé, et maintenant de droit criminel, jamais plaidé, mais encore
intéressaient directement l’histoire du royaume sur une période d’un quart de
siècle. L’assistance était à la fois fascinée et stupéfaite, stupéfaite par les
révélations du procureur, fascinée parce qu’elle découvrait la vie secrète du
grand baron devant lequel hier tous tremblaient encore, dont chacun cherchait à
devenir l’ami, et qui avait si longtemps décidé de toute chose en la nation de
France ! La dénonciation des scandales de la tour de Nesle,
l’emprisonnement de Marguerite de Bourgogne, l’annulation du mariage de
Charles IV, la guerre d’Aquitaine, le renoncement à la croisade, le
soutien donné à Isabelle d’Angleterre, l’élection de Philippe VI, Robert
avait été l’âme de tout cela, créant l’événement ou le dirigeant, mais toujours
mû par une seule pensée, un seul intérêt : l’Artois, l’héritage
d’Artois !
Combien étaient-ils, parmi les
présents, qui devaient leur titre, leur fonction, leur fortune à ce parjure, ce
faussaire, ce criminel… à commencer par le roi lui-même !
La place de l’accusé était
symboliquement occupée dans le prétoire par deux sergents d’armes soutenant un
grand panonceau de soie où figurait l’écu de Robert, « semé de France, au
lambel de quatre pendants de gueules, chaque pendant chargé des trois châteaux
d’or ».
Et chaque fois que le procureur
prononçait le nom de Robert, il se tournait vers le panonceau comme s’il
désignait la personne.
Il en est arrivé à la fuite du comte
d’Artois :
— « Nonobstant que
l’ajournement lui ait été régulièrement signifié par maître Jean Loncle, garde
de la baillie de Gisors, en ses demeures ordinaires, ledit Robert d’Artois,
comte de Beaumont, a fait défaut devant notre Sire le roi et sa chambre de
justice dûment convoquée au vingt-neuvième jour de septembre. Or il nous a été
appris et confirmé de plusieurs parts que ledit Robert avait ses chevaux et son
trésor sur un navire, à Bordeaux, embarqués, et ses monnaies d’or et d’argent
dirigées par moyens interdits hors du royaume, et que lui-même, au lieu de se
présenter devant la justice du roi, s’était retrait hors des frontières.
« Le six d’octobre 1331, la
femme de Divion, reconnue coupable de nombreux méfaits accomplis pour le
service dudit Robert et le sien propre, dont au premier chef faux en écritures
et contrefaçon de sceaux, a été brûlée à Paris, en la place aux Pourceaux, et
ses os réduits en poudre, ceci par-devant Messeigneurs le duc de Bretagne, le
comte de Flandre, le sire Jean de Hainaut, le sire Raoul de Brienne, connétable
de France, les maréchaux Robert Bertrand et Mathieu de Trye, et messire Jean de
Milon, prévôt de Paris, qui a rendu compte au roi de l’exécution… »
Ceux qu’on venait de nommer
baissèrent les yeux ; ils gardaient le souvenir de la Divion hurlant
contre son poteau, et des flammes qui dévoraient sa robe de chanvre, et de la
chair des jambes qui se gonflait, qui éclatait sous la brûlure, le souvenir
aussi de l’atroce odeur que le vent d’octobre leur renvoyait au visage. Ainsi
avait fini la maîtresse de l’ancien évêque d’Arras.
— « Les douze et quatorze
d’octobre, maître Pierre d’Auxerre, conseiller, et Michel de Paris, bailli, ont
signifié à Madame de Beaumont, épouse dudit Robert, d’abord à Jouy-le-Châtel,
puis à Conches, Beaumont, Orbec et Quatre-mares, ses demeures ordinaires, que
le roi ajournait ledit pour juger, le quatorze de décembre. Or, ledit Robert, à
cette date, a fait pour la seconde fois défaut. Par grand vouloir de
mansuétude, notre Sire le roi a donné nouvel ajournement à quinzaine de la fête
de la Chandeleur, et pour que ledit Robert ne pût point l’ignorer, proclamation
en fut faite d’abord dans la Grand-Chambre du Parlement, ensuite à la Table de
Marbre dans la grand-salle du Palais, et après portée à Orbec et Beaumont, et
encore à Conches par les mêmes maîtres Pierre d’Auxerre et Michel de Paris, où
ils ne purent parler à la dame de Beaumont, mais dirent leur proclamation à la
porte de sa chambre, et à si haute voix qu’elle la pût entendre… »
Chaque fois qu’on citait Madame de
Beaumont, le roi passait la main sur son visage, tordait un peu son grand nez
charnu. C’était de sa sœur qu’il s’agissait !
— « Au Parlement de
justice tenu par le roi à la date citée, ledit Robert d’Artois n’a point
comparu, mais s’est fait représenter par maître Henry, doyen de Bruxelles, et
maître Thiébault de Meaux, chanoine de Cambrai, avec procuration pour se
présenter en sa place et proposer ses causes d’absence. Mais vu que
l’ajournement était pour le lundi à quinzaine de la Chandeleur, et que la
commission dont ils étaient porteurs désignait le mardi, pour cette raison leur
commission ne put être reconnue valable, et défaut fut pour la troisième fois
prononcé contre le défendeur. Or il est su et notoire que durant ce temps
Robert d’Artois a voulu prendre refuge d’abord auprès de madame la comtesse de
Namur, sa sœur ; mais le roi notre Sire ayant donné défense à madame de Namur
d’aider et de recueillir ce rebelle, elle a interdit audit Robert, son frère,
le séjour en ses États. Et qu’ensuite ledit Robert a voulu prendre refuge
auprès de Monseigneur le comte Guillaume sur ses États de Hainaut ; mais
qu’à l’instante demande du roi notre Sire, Monseigneur le comte de Hainaut a
interdit de même audit Robert le séjour en ses États. Et encore ledit Robert a
demandé refuge et asile au duc de Brabant, lequel duc, prié par notre Sire le
roi de ne point faire droit à cette demande, a d’abord répondu que n’étant pas
vassal au roi de France il pouvait accueillir qui lui plaisait, à sa
convenance ; mais ensuite le duc de Brabant a cédé aux remontrances à lui
présentées par Monseigneur de Luxembourg, roi de Bohême, et s’est courtoisement
conduit en chassant Robert d’Artois de son duché
[25]
. »
Philippe VI se tourna et vers
le comte de Hainaut et vers le roi de Bohême, leur adressant à chacun un signe
d’amicale et triste gratitude. Philippe souffrait, visiblement ; et il
n’était pas le seul. Si coupable que fût Robert d’Artois, ceux qui l’avaient
connu l’imaginaient errant de petite cour en petite cour, accueilli un jour,
banni le lendemain, repartant plus loin pour être chassé encore. Pourquoi
avait-il mis tant d’acharnement à sa propre perte, quand le roi, jusqu’au bout,
lui avait ouvert les bras ?
— « Nonobstant que
l’enquête fût close, après soixante et seize témoins entendus, dont quatorze
retenus aux prisons royales, et la justice du roi suffisamment éclairée,
nonobstant que les charges énumérées fussent assez apparentes, notre Sire le
roi, par amitié ancienne, a fait savoir audit Robert d’Artois qu’il lui donnait
sauf-conduit pour rentrer au royaume et en ressortir s’il lui plaisait, sans
qu’il lui soit causé de mal ni à lui ni à ses gens, afin qu’il pût entendre les
charges, présenter sa défense, reconnaître ses torts et obtenir sa grâce. Or
ledit Robert, loin de saisir cette offre de clémence, n’est point rentré au
royaume, mais, en ses divers séjours, il s’est abouché à toutes sortes de mauvaises
gens, bannis et ennemis du roi, et il a averti moult personnes, qui l’ont
répété, de son intention de faire périr par glaive ou maléfice le chancelier,
le maréchal de Trye et divers conseillers de notre Sire le roi, et enfin il a
prononcé les mêmes menaces contre le roi lui-même. »
L’assistance bourdonna d’un long
murmure indigné.
— « Toutes ces choses
susdites étant sues et notoires, vu que ledit Robert d’Artois a été ajourné une
dernière fois, par publications régulièrement faites, à ce présent mercredi
huit avril avant Pâques fleuries, et que le citons à comparaître pour la
quatrième fois… »
Simon de Bucy s’interrompit et fit
signe à un sergent massier, lequel prononça à très haute voix :
— Messire Robert d’Artois,
comte de Beaumont-le-Roger, à comparaître !
Tous les regards se tournèrent
instinctivement vers la porte comme si l’accusé allait vraiment entrer.
Quelques secondes passèrent, dans un silence total. Puis le sergent frappa le
sol de sa masse, et le procureur poursuivit :
— … et constatons que
ledit Robert fait défaut, en conséquence, au nom de notre Sire le roi,
requérons : que ledit Robert soit déchu des titres, droits et prérogatives
de pair du royaume, ainsi que de tous ses autres titres, seigneuries et
possessions ; outre plus que ses biens, terres, châteaux, maisons et tous
objets, meubles ou immeubles lui appartenant soient confisqués et remis au
Trésor, pour qu’il en soit disposé selon la volonté du roi ; outre plus
que ses armoiries soient détruites en présence des pairs et barons, pour jamais
ne paraître plus sur bannière ou sur sceau, et sa personne à toujours bannie
des terres du royaume, avec interdiction à tous vassaux, alliés, parents et
amis du roi notre Sire de lui donner abri ; enfin requérons que la
présente sentence soit à cris proclamée et à trompes aux carrefours principaux
de Paris, et signifiée aux baillis de Rouen, Gisors, Aix et Bourges, ainsi
qu’aux sénéchaux de Toulouse et de Carcassonne, pour qu’il en soit fait
exécution… de par le roi. »
Maître Simon de Bucy se tut. Le roi
semblait rêver. Son regard erra un moment sur l’assemblée. Puis inclinant la
tête, d’abord à droite, ensuite à gauche :
— Mes pairs, votre conseil,
dit-il. Si nul ne parle c’est qu’il approuve !
Aucune main ne se leva, aucune
bouche ne s’ouvrit.
La paume de Philippe VI frappa
la tête du lion au bras du fauteuil :
— C’est chose jugée !
Le procureur alors commanda aux deux
sergents qui tenaient l’écusson de Robert d’Artois de s’avancer jusqu’au pied
du trône. Le chancelier Guillaume de Sainte-Maure, l’un de ceux que Robert,
dans son exil, menaçait de mort, s’avança vers le panonceau, demanda le glaive
d’un des sergents et en attaqua le bord de l’étoffe. Puis, dans un long
crissement de soie, l’écusson fut partagé.
La pairie de Beaumont avait vécu.
Celui pour lequel elle avait été instituée, le prince de France descendant du
roi Louis VIII, le géant à la force fameuse, aux intrigues infinies,
n’était plus qu’un proscrit ; il n’appartenait plus au royaume sur lequel
ses ancêtres avaient régné, et rien en ce royaume ne lui appartenait plus.
Pour les pairs et les seigneurs,
pour tous ces hommes dont les armoiries étaient comme l’expression non
seulement de la puissance mais presque de l’existence, qui faisaient flotter
ces emblèmes sur leurs toits, sur leurs lances, sur leurs chevaux, qui les
brodaient sur leur propre poitrine, sur la cotte de leurs écuyers, sur la
livrée de leurs valets, qui les peignaient sur leurs meubles, les gravaient sur
leur vaisselle, en marquaient hommes, bêtes et choses qui à quelque degré
dépendaient de leur volonté ou constituaient leurs biens, cette déchirure,
sorte d’excommunication laïque, était plus infamante encore que le billot, la
claie ou la potence. Car la mort efface la faute et le déshonneur s’éteint avec
le déshonoré.
« Mais tant qu’on est vivant,
on n’a jamais toute partie perdue », se disait Robert d’Artois, errant
hors de sa patrie sur des routes hostiles, et se dirigeant vers de plus vastes
crimes.
Pendant plus de trois années Robert
d’Artois, comme un grand fauve blessé, rôda aux frontières du royaume.
Parent de tous les rois et princes
d’Europe, neveu du duc de Bretagne, oncle du roi de Navarre, frère de la
comtesse de Namur, beau-frère du comte de Hainaut et du prince de Tarente,
cousin du roi de Naples, du roi de Hongrie et de bien d’autres, il était, à
quarante-cinq ans, un voyageur solitaire devant lequel les portes de tous les
châteaux se fermaient. Il avait de l’argent à suffisance, grâce aux lettres de
change des banques siennoises, mais jamais un écuyer ne se présentait à
l’auberge où il était descendu pour le prier à dîner chez le seigneur du lieu.
Quelque tournoi se donnait-il dans les parages ? On se demandait comment
éviter d’y convier Robert d’Artois, le banni, le faussaire, que naguère on eût
installé à la place d’honneur. Et un ordre lui était délivré avec une déférence
froide, par le capitaine de ville : Monseigneur le comte suzerain le
priait de porter plus loin ses pas. Car Monseigneur le comte suzerain, ou le
duc, ou le margrave, ne voulait pas se brouiller avec le roi de France et ne se
sentait tenu à aucun égard envers un homme si déshonoré qu’il n’avait plus ni
blason ni bannière.