L’affaire ne s’arrête pas, je suis appelée « chez Roger ». Au lycée, je n’ai jamais été convoquée par le proviseur, mais j’ai l’impression d’être un cancre qui vient chercher sa punition. Je doute de moi-même. Je préviens les jeunes énarques de la réaction de Tapie. Ils sont outrés, car ils ont lu mon article et confirment la justesse des propos rapportés. Cela me rassure avant mon entretien.
Je suis émue en entrant dans le bureau du « patron ». Il est impressionnant, parle en détachant bien les mots les uns des autres. J’ose à peine ouvrir la bouche.
– Laurence me dit que je peux vous faire confiance, mais je ne vous connais pas. Et si vous pouviez m’apporter la preuve de ce que vous mettez dans la bouche de Bernard Tapie, ce serait mieux.
C’est ma première épreuve de journaliste. Une nouvelle fois, j’ai de la chance. Le débat a été enregistré. Les deux responsables de ce club politique sont prêts à me soutenir et à apporter la cassette de l’enregistrement à Roger Thérond. Ils sont reçus à leur tour quelques jours plus tard. Ils ont la cassette en main mais le directeur de
Match
se contente de voir la preuve sans l’écouter. Il constate que je suis soutenue, que je fais mon travail sérieusement.
L’un des deux animateurs du club Mendès France monté au créneau pour moi s’appelle Jean-Pierre Philippe. Il est aujourd’hui le mari de Nathalie Kosciusko-Morizet et je lui suis toujours restée reconnaissante de m’avoir tiré de ce mauvais pas. Il avait compris que Bernard Tapie avait cherché à me faire virer plutôt que d’assumer ses propos. Au lieu de cela, c’est sans doute sa manipulation avortée qui m’a valu d’être intégrée officiellement à
Match !
Je me souviens avoir raconté ensuite cette histoire à François Hollande, qui se méfie déjà de l’homme d’affaires. À l’époque, nous nous croisons chaque semaine dans la fameuse salle des quatre colonnes de l’Assemblée nationale. Il fait partie des députés qui attirent les journalistes. Il sait extraire le sel de la vie politique comme personne. Il pense en journaliste, et peut vous faire changer d’angle d’article sans même que vous vous en rendiez compte.
Les années passent et nous sommes de plus en plus proches professionnellement. Début 1993, je m’absente quelques mois, le temps de mon premier congé maternité, après avoir rencontré à
Paris-Match
celui qui deviendra deux ans plus tard mon mari, Denis Trierweiler, rewriter au journal, traducteur et spécialiste des philosophes allemands. Il est très beau, intelligent mais sombre. Il vient d’un milieu encore plus défavorisé que le mien. Il a su, lui, rattraper cette culture pointue qui me manque tant. Mais il reste enfermé dans son monde, ses livres, sa philo, sa quête de savoir. Avant même d’entamer une histoire avec lui, j’avais rêvé qu’il serait le père de mes enfants, il avait fait le même rêve. Fonder une famille avec lui était une évidence.
Notre premier fils naît en janvier et je reprends mon travail directement rue de Solférino, au siège du PS, pour la soirée électorale des élections législatives, le 21 mars. Ce soir-là, le parti socialiste connaît une bérézina terrible. L’ambiance est mortifère. Je me demande ce que je fais là, dans cette atmosphère délétère alors que j’ai laissé derrière moi mon bébé qui n’a pas encore trois mois.
Comme la plupart des députés socialistes, François Hollande est balayé par la vague bleue. Il est sonné. Nous nous retrouvons à déjeuner, tous les deux, peu de temps après, au restaurant La ferme Saint-Simon. Il s’ouvre à moi, me confie ses interrogations sur son avenir. La politique l’habite mais cet échec le secoue. Il se demande s’il ne va pas abandonner la Corrèze, une terre électorale trop difficile pour la gauche, en pleine région chiraquienne, et choisir une autre circonscription.
Ce jour-là, il me frappe par sa sincérité. Contrairement à son habitude, il ne surjoue pas la gaîté ni l’humour. Je me souviens de son regard perdu. C’est un moment rare dans la vie d’une journaliste politique, un échange vrai, confiant. Mais il n’y a aucune ambiguïté dans nos rapports. François Hollande n’a jamais de paroles ou de comportements déplacés à mon égard, contrairement à bien d’autres hommes politiques.
Il ne reste que cinquante-deux députés socialistes, pas de quoi occuper une journaliste à plein temps. La direction de
Paris-Match
me demande de « couvrir » davantage le gouvernement de Balladur. C’est ainsi que je rencontre toutes les personnalités de droite. Mon carnet d’adresses s’épaissit. Avec François Hollande, nous nous perdons un peu de vue.
Je prends le temps de faire un deuxième enfant. J’aime ces parenthèses qui rythment la vie d’une mère, c’est une expérience unique. Mon fils aîné était né en pleines élections législatives, le second arrive en plein scrutin européen de 1994. Pour une journaliste politique, ce n’est pas le calendrier idéal, mais ça m’est égal. J’aime mon métier, mais le sentiment maternel est plus fort. Je serai à nouveau enceinte deux ans plus tard.
J’ai une grande fratrie, nous étions tous rapprochés puisque mes parents ont eu six enfants en quatre ans et demi (oui, en quatre ans et demi !). Des jumelles et un enfant chaque année. L’exploit ne s’arrête pas là. Ma mère accouchait de son sixième enfant cinq jours après… ses vingt ans. Les photos noir et blanc de ma mère, si jeune, avec sa nichée autour d’elle et dans ses bras sont impressionnantes. Elle est belle et personne n’a eu meilleure mère que nous. C’est un modèle pour moi : elle a toujours tout assumé.
Sans voiture, elle faisait les courses, tous les jours, à vélo, pour neuf personnes, puisque ma grand-mère maternelle vivait avec nous. Elle nous emmenait à l’école, à trois sur sa bicyclette. Elle devait aussi s’occuper de mon père, handicapé et tyrannique. Il avait une jambe en moins, qu’il avait perdue à l’âge de douze ans à cause d’un éclat d’obus en 1944. Nous avions évidemment toujours vu notre père avec son pilon de corsaire ou sa jambe de bois. Pour nous, il n’était pas handicapé. Il ne supportait pas le terme. Il avait le titre, plus glorieux, de grand invalide de guerre. Je me souviens d’une de mes amies qui, à l’école primaire, m’avait dit :
– Si j’avais un père comme le tien, je pleurerais tous les jours.
Je n’avais pas compris. Je ne comprenais pas pourquoi j’aurais dû pleurer.
Mon père est mort en 1986 sans que nous parlions avec lui de son « accident ». Lors de la campagne présidentielle, un journaliste de
Ouest France
a réussi à retrouver un article sur ce jour tragique. Un automobiliste avait trouvé sur le bas-côté de la route trois jeunes garçons. L’un d’entre eux était mort, les deux autres blessés. Mon père était inconscient. Il a pu être sauvé, mais pas sa jambe. Il a sans doute laissé également dans ce fossé sa joie de vivre. Le jour où j’ai lu cet article, juste une brève, j’ai réalisé quel avait été le drame de mon père. Et j’ai pleuré toute seule, en pensant à ce qu’il avait subi.
À l’école, au moment de remplir la case « profession des parents », nous devions inscrire la mention « GIG » (grand invalide de guerre) pour le père et « sans profession » pour la mère. Elle se nichait là, notre différence. Nos parents ne travaillaient pas. Ils étaient à la maison. Pas question de traîner après l’école. Nous n’avions pas beaucoup de liberté.
À peine rentrés, après le goûter, le casse-croûte de confiture ou de faux Nutella, nous nous installions tous autour de la table d’une pièce que nous appelions « la salle familiale ». Nous y faisions nos devoirs pendant que ma mère s’installait au bout de la table avec son tricot, toujours prête à nous faire réciter nos poésies ou revoir nos tables de multiplications.
Ma mère n’avait que son certificat d’études et nous a accompagnés autant qu’elle l’a pu. Je l’admirais mais je m’étais jurée de ne pas avoir la même vie qu’elle. Elle était l’esclave de toute une famille, ne s’accordait jamais le moindre temps pour elle. Elle supportait souvent plus que ce qu’il est possible d’imaginer.
Elle avait en elle une force et un désir d’indépendance incroyables. Elle passa son permis de conduire en cachette de mon père. Nous étions dans la confidence pour la couvrir pendant ses absences. Quand elle l’obtint, non seulement mon père accepta d’être conduit par elle, mais ils firent l’acquisition d’une 404 familiale, avec trois rangées de sièges : les plus petits à l’arrière et le plus petit des petits au milieu. Ce fut le début des promenades du dimanche. Des visites de châteaux où nous pouvions entrer gratuitement grâce à la carte « famille nombreuse ».
Ma mère posa un autre acte capital, toujours à l’insu de mon père : elle chercha un travail. Nous étions en 1982. J’avais déjà dix-sept ans. Elle postula pour un emploi de caissière à la patinoire d’Angers et obtint la place. Mon père accepta mal cette prise d’indépendance. Elle avait pourtant déjà travaillé de temps en temps, le samedi, sur le marché, pour aider l’un de mes oncles sur son stand de fleuriste. Mon plus grand plaisir était de la rejoindre, de l’aider à emballer les bouquets. Mais là, il s’agissait d’un emploi à plein temps avec des horaires particuliers, très tard certains soirs, mais aussi tous les week-ends.
Sa vie, comme celle de beaucoup de femmes, devint une course contre la montre. Sauf qu’elle avait six enfants et un mari handicapé que l’âge et la maladie rendaient de plus en plus tyrannique. Elle entrait en courant pour préparer un dîner qu’elle n’avait pas le temps de prendre avec nous. Elle s’asseyait cinq minutes pour avaler trois fois rien directement dans un Tupperware. Avec mes trois sœurs, nous l’aidions. Mon père avait exempté de tout travail domestique mes frères, les deux garçons, en dehors de la sortie des poubelles.
Les études des garçons valaient plus que celles des filles. Ma mère m’encouragea à ne pas répéter ce scénario, à m’échapper de cette vision du rôle de la femme. Dès le collège, je travaillais chaque dimanche matin dans une boutique nommée « Tout et tout ». Je gagnais 50 francs pour ces quatre heures de travail et c’est ainsi que j’ai pu acheter ma liberté en faisant l’acquisition d’une mobylette d’occasion.
Au lycée, je cumulais les cours avec les petits jobs. Lors de mon année de terminale, j’ai travaillé comme hôtesse d’accueil au palais des Congrès. Dans mon uniforme bleu marine et blanc, je plaçais les gens qui, eux, avaient la chance « d’aller au spectacle ». J’en profitais aussi.
L’injustice, je l’ai ressentie très tôt. Lorsqu’une de mes camarades me confie que ses parents ne veulent plus que je vienne la voir chez elle : je n’habite pas du bon côté du boulevard. Je ne suis pas une bonne fréquentation, pas dans la bonne catégorie sociale. Je suis première de la classe mais je n’ai pas le bon profil. J’ai très mal vécu cette histoire, elle m’a poursuivie tout au long de ma vie. J’exècre toute forme de racisme, mais l’on oublie trop souvent les ravages du racisme social.
J’ai quitté Angers, ma ZUP nord et ma famille le jour même des résultats du bac. Le lendemain, je m’inscrivais à la fac de Nanterre en Histoire. Je passai d’une vie de province à la vie parisienne, d’un lycée classé monument historique à cette fac de banlieue haut lieu de Mai 68, et de la vie chez mes parents à celle d’un couple bohème dans une chambre de bonne. Mon père est mort deux ans plus tard.
François Hollande a connu mon histoire assez tôt. Il est très doué pour faire parler les autres alors que c’est moi la journaliste qui était censée obtenir ses confidences politiques. Dans ces années où nous nous côtoyons de loin en loin, il se moque parfois de moi gentiment et me traite de Cendrillon. Il me trouve différente de mes confrères et tellement peu sûre de moi. Je reste souvent en retrait, ce qui me vaut la réputation de froideur et de fille hautaine qui ne m’a pas quittée. À l’Assemblée ou à
Match,
on me prend pour une « bourgeoise » et ça m’amuse, moi qui vient de « Monplais’ » dans la ZUP nord d’Angers.
La différence est pourtant flagrante, je ne suis pas comme eux. Très tôt, je me suis habillée différemment des jeunes gens de mon âge. Je ne veux pas faire pauvre, je veux me distinguer. Longtemps, ma plus jeune sœur et moi n’avons porté que les vêtements de nos sœurs aînées. Nous avions des « vêtements du dimanche », des pantalons de flanelle qui grattaient, retaillés dans ceux de mon père par ma grand-mère.
L’un de mes pires souvenirs est d’avoir dû me chausser des « godillots » de mon frère pour aller à l’école primaire. Mes chaussures avaient dû lâcher ce jour-là, ma mère n’avait pas trouvé d’autre solution. Je refusai de partir à l’école ainsi. Je n’ai pas eu le choix, j’ai fait le chemin en pleurant. Et je suis restée le temps de la récréation assise dans un coin, sans bouger, le cartable sur les pieds.
À la sortie du Conseil des ministres ou dans la salle des quatre colonnes de l’Assemblée, mes confrères sont en jean pour la plupart d’entre eux, moi je porte des tailleurs. Déjà à l’université de Nanterre, je mets des jupes et vestes rétro que je chine aux puces de Saint-Ouen. Cette allure ne fait que renforcer mon image de dureté et de jeune femme dédaigneuse. Peu d’entre eux osent m’approcher.
Peu à peu, je me fais des amis dans le métier. Certains de mes confrères se servent de moi comme « appât », selon leur propre expression. J’intègre un groupe de journalistes, uniquement composé de garçons. Nous invitons ensemble des hommes et femmes politiques à déjeuner. Nous sommes tous débutants et nous unissons nos forces.
L’un de ces déjeuners me sert de leçon à tout jamais. Nous sommes à la veille d’un remaniement et Bruno Durieux, un centriste barriste, nous jure qu’il n’entrera jamais dans un gouvernement de Mitterrand. Trois jours plus tard, il devient ministre. Je l’appelle aussitôt pour lui dire :
– Je vous remercie, je sais maintenant, grâce à vous, qu’il ne faut jamais croire un homme politique !
J’aurais dû m’en souvenir.
En 1997, quand Lionel Jospin devient Premier ministre, François Hollande devient Premier secrétaire du parti socialiste. Nous sommes de plus en plus proches, complices. Il me fait rire. Je suis épatée par son intelligence, sa vivacité. Il va tellement vite dans ses réflexions. À la moindre question, la réponse fuse, limpide, avec toujours une pointe d’esprit.
Quelques-uns de mes confrères s’amusent de cette relation privilégiée. À l’Assemblée, ils se glissent à mes côtés, convaincus que c’est là que le Premier secrétaire viendra faire quelques confidences. Cela ne manque jamais d’arriver. Il lui arrive souvent de traverser l’Assemblée pour rejoindre mon petit groupe sous les clins d’œil de mes confrères.