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Authors: Robert Merle

Tags: #Science Fiction

Malevil (6 page)

BOOK: Malevil
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À peu près au milieu de la première enceinte, dans la falaise, s’ouvre une grande et profonde anfractuosité. On y trouve quelques traces d’occupation préhistorique, pas assez pour classer la grotte, mais assez pour prouver que bien des millénaires avant que le château fût construit, Malevil servait déjà de refuge aux hommes.

J’aménageai cette grotte. Je la coupai, à mi-hauteur, d’un plancher et sur ce plancher j’entassai la plus importante de mes réserves de foin. Au-dessous, je construisis des boxes pour les bêtes que je désirais isoler : cheval tiqueur, taurillon indocile, truie qui allait mettre bas, vache ou jument sur le point d’accoucher. Comme les futures mères étaient nombreuses dans ces boxes de la grotte — frais, aérés et sans mouches —, Birgitta, dont je parle plus loin et que je n’eus pas cru capable d’humour, appela l’ensemble la
Maternité.

Le donjon, chef-d’oeuvre de solidité anglaise, ne me coûta que des planchers et, pour fermer les ouvertures à meneaux percées tardivement par les Français, des fenêtres à petits carreaux sertis de plomb. Le plan des trois niveaux — rez-de-chaussée, premier et second — est identique : un grand palier de dix mètres sur dix ouvrant sur deux salles de cinq mètres sur cinq. Au rez-de-chaussée, je fis une chaufferie et un débarras de ces « petites » pièces. Au premier, une salle de bains et une chambre. Au second, deux chambres.

En raison de la belle vue à l’est sur la vallée des Rhunes, j’ai placé ma chambre-bureau au second, et malgré l’incommodité, la salle de bains au premier, dans l’ancien local du Cercle. Colin m’assura que l’eau recueillie par la tour carrée ne pourrait monter jusqu’au second par la simple gravitation, et je voulais éviter à Malevil le bruit désagréable d’une motopompe.

C’est dans la chambre du second étage du donjon, à côté de la mienne, que je logeai Birgitta pendant l’été 1976. Il s’agit là de mon avant-dernière borne, et dans mes nuits sans sommeil, je m’y réfère souvent.

Birgitta avait travaillé pour l’oncle aux
Sept Fayards
quelques années plus tôt et, à Pâques 76, je reçus d’elle une lettre pressante m’offrant ses services pour juillet et août Je veux dire ici, en explication liminaire, que ma pente véritable, je crois, eût été de former avec une partenaire affectueuse un couple stable. J’ai échoué dans cette voie. Il est possible, bien sûr, que les deux mauvais ménages que j’ai observés enfant — celui de mon père et celui de mon oncle — aient contribué à cet échec. En tout cas, à trois reprises au moins, les choses allèrent assez loin dans la direction du mariage, puis cassèrent. Les deux premières fois, de mon fait, la troisième, en 1974, du fait de l’élue.

1974 : ça aussi, c’était une borne, mais je l’ai arrachée. Pour un temps, cette fille effroyable me dégoûta même des filles et je ne désire pas m’en souvenir.

Bref, je traversais, depuis deux ans, un désert quand Birgitta apparut à Malevil. Non que je tombai amoureux d’elle. Oh, non ! Bien loin de là ! J’avais quarante-deux ans, j’étais trop expérimenté et en même temps affectivement trop fragile pour accueillir ce genre de sentiment. Mais c’est justement parce que cette affaire avec Birgitta se situa à un niveau plus humble qu’elle me fit du bien. Je ne sais pas qui a dit qu’on peut guérir l’âme par le moyen des sens. Mais je le crois, pour l’avoir éprouvé.

Je n’avais pas du tout dans l’esprit ce genre de cure quand j’acceptai l’offre de Birgitta. Lors de son premier séjour aux
Sept Fayards,
je lui avais fait quelques avances qu’elle avait méprisées. Je ne poussai d’ailleurs pas plus loin ces escarmouches, je m’étais aperçu que je chassais sur les terres de l’oncle. Cependant, quand elle écrivit, à Pâques 76, je lui répondis qu’on l’attendait. Professionnellement, elle me serait d’un grand secours. C’était une cavalière douée d’un certain sens du cheval, et qui apportait au débourrage patience et méthode.

Elle m’étonna, je dois le dire : Elle me fit, dès le premier repas, d’énormes coquetteries. Elles étaient si flagrantes que Momo lui-même en fut frappé. Il en oublia d’ouvrir la fenêtre pour appeler sa jument préférée Bel amour d’un affectueux hennissement et quand la Menou, en desservant la soupière, grommela en patois : Après l’oncle, le neveu, il s’écria en riant :
Memima, Emamouel
(méfie-toi, Emmanuel !).

Birgitta était une Bavaroise coiffée de cheveux d’or ramassés en casque autour de sa tête, les yeux petits et pâles, le visage assez ingrat et la mâchoire trop lourde. Mais le corps était beau, ferme, rayonnant de santé. Assise en face de moi et nullement fatiguée de son long voyage, rose et fraîche comme au saut du lit, elle dévorait l’une après l’autre des tranches de jambon cru en me dévorant des yeux. Tout était provocation : ses regards, ses sourires, ses soupirs, la façon dont elle roulait sa mie de pain, et dont elle étirait son torse.

Me souvenant de ses rebuffades anciennes, je ne savais que penser, ou plutôt je craignais de penser des choses un peu simples. Mais la Menou n’avait pas ces scrupules, et à la fin du dîner, sans qu’un muscle de son visage maigre bougeât, elle dit en patois en faisant glisser dans l’assiette de Birgitta une grosse part de tarte :
la cage ne lui suffit pas, il lui faut maintenant l’oiseau.

Je rencontrai Birgitta le lendemain dans la
Maternité.
Elle était occupée à faire passer par une trappe des bottes de foin. Je m’avançai vers elle sans un mot, je la pris dans mes bras (elle était aussi grande que moi) et me mis aussitôt à palper ce monument de santé aryenne. Elle répondit à mes caresses avec un enthousiasme qui me surprit, car je la croyais intéressée.

Elle l’était bien, mais sur deux fronts. Je poussai plus loin mes attaques, mais je fus interrompu par Momo qui, ne voyant plus arriver en bas les bottes de foin, gravit l’échelle, passa sa tête hirsute par la trappe et se mit à rire en criant
Memima, Emamouell
Puis il disparut et je l’entendis courir vers le châtelet d’entrée, probablement pour prévenir sa mère de la tournure des événements.

Sur la botte de foin où elle était tombée, Birgitta se redressa, son casque d’or à peine défait, me regarda de son petit oeil froid et dit dans son français laborieux et grammatical :

— Je ne me donnerai jamais à un homme qui a les idées que vous avez sur le mariage.

— Mon oncle avait les mêmes, dis-je quand je fus revenu de ma surprise.

— Ce n’est pas la même chose, dit Birgitta en détournant le visage avec pudeur. Votre oncle était âgé.

J’étais donc d’âge, moi, à l’épouser. Je regardai Birgitta et m’égayai en silence de sa simplicité.

— Je n’ai pas l’intention de me marier, dis-je avec fermeté.

— Ni moi, dit-elle, l’intention de me donner à vous.

Je ne relevai pas le défi. Mais pour lui montrer le peu de cas que je faisais de ces spéculations abstraites, je recommençai à la caresser. Son visage aussitôt s’amollit et elle se laissa faire.

Les jours suivants, je n’essayai pas davantage de la persuader. Mais je la caressais chaque fois que je pouvais mettre la main sur elle, et je remarquai qu’elle devait s’y prêter car ces occasions avaient tendance à se multiplier. Malgré cela, il lui fallut encore trois bonnes semaines pour abandonner son projet numéro un et se rabattre sur son projet numéro deux. Et même alors, ce ne fut pas une déroute vécue dans l’anarchie, mais une retraite méthodique exécutée, selon un horaire, conformément au plan.

Un soir que j’avais été la retrouver dans sa chambre (nous en étions là), elle me dit :

— Demain, Emmanuel, je me donnerai à toi.

Je lui dis aussitôt :

— Pourquoi pas tout de suite ?

Elle n’avait pas anticipé cette demande et elle parut surprise et même tentée. Mais la fidélité au plan l’emporta.

— Demain, dit-elle avec fermeté.

— À quelle heure ? dis-je avec ironie.

Mais cette ironie fut perdue pour Birgitta, et elle répondit avec sérieux :

— À la sieste de midi.

C’est à partir de cette sieste (c’était en juillet 1976 et il faisait très chaud) que j’installai Birgitta dans la chambre du donjon à côté de la mienne.

Birgitta fut ravie de cette cohabitation. Elle venait me retrouver dans mon lit le matin à l’aube, à deux heures au moment de la sieste et le soir jusqu’à une heure tardive. J’étais content de l’y accueillir, mais assez content aussi quand elle fut indisposée : je pus enfin dormir tout mon saoul Cette simplicité, c’était ce que je trouvais reposant chez Birgitta. Elle demandait la volupté comme un enfant réclame un gâteau. Et quand elle l’avait obtenue, poliment elle me disait merci. Elle insistait surtout sur le plaisir que lui donnaient mes caresses
(Ach ! Emmanuel, tes mains !).
J’étais un peu étonné de cette gratitude, car je ne lui faisais rien d’extraordinaire, et je ne voyais pas non plus que j’eusse tant de mérite à la palper.

Ce qui me paraissait surtout rafraîchissant, c’est qu’à part mes mains, mon sexe et mon portefeuille, je n’existais pas pour elle. Je dis mon portefeuille, car dès qu’on allait en ville, elle s’arrêtait devant des vitrines de « franfreluches », comme disait l’oncle, et ses petits yeux un peu porcins agrandis par la convoitise, elle me désignait ses choix.

Même les gens simples ont leur complexité. Birgitta n’était pas intelligente, mais elle comprenait bien mon caractère, et sans être fine, elle avait du goût. Ainsi, elle savait le moment précis où arrêter ses exigences et ce qu’elle achetait n’était jamais vilain.

Au début, je m’étais un peu interrogé sur son être moral Mais je m’aperçus assez vite que mes investigations étaient sans objet. Birgitta n’était ni bonne, ni méchante. Elle était. Et après tout, ça suffisait bien. Elle me plaisait deux fois : quand je la serrais dans mes bras. Et aussi quand je la quittais parce que je l’oubliais aussitôt.

La fin août arriva et je demandai à Birgitta de rester une semaine de plus. À ma surprise, elle refusa.

— Il y a mes parents, dit-elle.

— Tes parents, tu t’en fous.

— Oh, dit Birgitta, choquée.

— Tu ne leur écris jamais.

— C’est que je suis paresseuse pour écrire.

Elle ne l’était point, la suite le montra. Mais une date, c’est une date. Et le plan, c’est le plan. Son départ resta fixé le 31 août.

Les derniers jours, Birgitta tomba dans la mélancolie. Elle était bien vue, à Malevil. L’autre petit gars au pair lui faisait du plat. Les deux ouvriers, Germain surtout, admiraient son gabarit. Momo, les deux mains dans les poches, bavait en la regardant. Et même la Menou, mise à part sa peu profonde hostilité de principe au dévergondage sexuel, nourrissait de l’estime pour elle. C’est une forte garce, disait-elle, et elle à
bonne alloure
au travail.

Birgitta, quant à elle, se plaisait chez nous. Elle aimait notre soleil, notre cuisine, nos vins, nos fanfreluches et mes caresses. Je me place en dernier : je ne sais quelle place j’occupais dans la hiérarchie des bonnes choses. Mais celles-ci, quand même, ne lui faisaient pas perdre le sens des valeurs. Ne pas confondre : d’un côté, le paradis français et de l’autre, son avenir allemand. Et quelque part, un Doktor en quelque chose qui lui demanderait sa main.

Le 28 août était un dimanche et Birgitta, qui n’était pas femme à faire ses bagages à l’ultime seconde, commença à ranger ses affaires. Elle connut un moment d’affolement : elle venait de s’apercevoir qu’elle n’aurait pas assez de place dans ses valises pour emporter tous mes cadeaux. Dimanche, lundi : les magasins étaient fermés. Il faudrait attendre mardi, c’est-à-dire « la dernière minute » — chose affreuse — pour acheter une valise.

Je la tirai de ses affres en lui donnant une des miennes. Et sur sa prière instante, je couchai par écrit sur une pelure jaune, la première qui me tomba sous la main, la description que je lui avais faite, la veille au soir, au restaurant, des caresses que j’allais lui prodiguer de retour à Malevil. Ma narration finie, je la lui apportai. Bien que sa valeur littéraire fût faible, elle lut ce texte les yeux brillants et les joues rouges. Elle me promit, une fois rentrée en Allemagne, de le relire une fois par semaine, dans son lit. Je n’avais pas exigé d’elle cette promesse. Elle me la fit d’elle-même en versant un pleur et en engrangeant avec soin ma feuille jaune parmi ses autres présents dans le butin qu’elle emportait.

Birgitta ne put venir à Noël et je fus bien plus déçu que je n’aurais cru. De toute façon, Noël, ce n’était jamais un très bon moment pour moi. Peyssou, Colin et Meyssonnier fêtaient le leur en famille. Je restais seul avec mes chevaux. Et Malevil, l’hiver, malgré le confort que j’y avais mis, ce n’était pas très douillet. Sauf peut-être pour un jeune couple qui se serait tenu chaud dans ses grands murs et les aurait trouvés romantiques.

Je ne dis pas un mot de mon humeur, mais la Menou la sentit et à table, par une froide matinée de neige, mon célibat fit l’objet d’un de ces longs monologues ronchonnés dont j’étais devenu, après l’oncle, le bénéficiaire.

Toutes les chances que j’avais gâchées ! Et en particulier, l’Agnès. Qu’elle l’avait rencontrée, l’Agnès, ce matin, chez l’Adélaïde, vu qu’elle était pour passer les fêtes à Malejac chez ses parents, et qu’elle avait bien demandé après moi, l’Agnès, toute mariée qu’elle était a son libraire de La Roque. L’Agnès c’était la fille solide, elle m’aurait fait bon usage. Enfin. Fallait quand même pas jeter le manche. Il y aurait d’autres occasions. A Malejac, tiens, toutes ces jeunesses. Que je pouvais faire mon choix quand je le voudrais, malgré mon âge, vu que maintenant j’étais riche et encore bel homme, et tant qu’à faire, il valait mieux épouser une fille de son pays que non pas une Allemande. C’est vrai que Birgitta avait
bonne alloure
au travail, mais les Allemands, c’est quand même pas des gens qui se tiennent bien à leur place. La preuve, trois fois ils nous ont envahis. Et même que ma Française elle serait un peu moins bien que ma Boche, après tout, le mariage c’était pas tant le plaisir que les enfants, et ça me ferait une belle jambe, de tant travailler, si Malevil, je devais le laisser à personne.

Dans les mois qui suivirent, je ne pris pas femme, mais je trouvai du moins un ami. Il avait vingt-cinq ans, il s’appelait Thomas le Coultre. Je le rencontrai dans un bois des
Sept Fayards,
en blue-jean, une grosse moto Honda à côté de lui, les genoux tachés de terre. Il donnait des petits coups de marteau sur une pierre. J’appris qu’il faisait une thèse de troisième cycle sur des cailloux. Je l’invitai à Malevil, lui prêtai deux ou trois fois le compteur de Geiger de l’oncle, et quand j’appris qu’il ne se plaisait pas dans sa pension de famille à La Roque, je lui proposai une chambre au château. Il accepta. Il ne m’a pas quitté depuis.

BOOK: Malevil
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